HUYSMANS JORIS-KARL (1848-1907)
Du « Drageoir aux épices » à « La Cathédrale »
Peu d'œuvres littéraires sont aussi étroitement liées aux expériences intimes de leur auteur que celles de Huysmans. Dépourvu de l'imagination suffisante pour renouveler la fiction, il s'oriente vers un mélange d'essai, de chronique et de narration. « Personnellement j'en ai assez et quitte le genre épuisé par les redites », écrit-il, pressentant la crise du roman, menacé par la disparition d'un sens de l'histoire à n'être qu'une anthologie de morceaux descriptifs. C'est bien en effet par la nature morte, le paysage ou la saynète que se manifeste d'abord, dans Le Drageoir aux épices (1874), une sensibilité qui, toujours portée vers la peinture, ouvre à l' impressionnisme naissant les colonnes élogieuses de ses salons, se réservant de laisser couler sa bile sur un académisme platement bourgeois, « triomphe du poncif habile ». La « bande à Zola », en qui le brave bourgeois voyait des pourceaux, même pas dignes d'Épicure, enrôle ce désenchanté qui, sous couvert d'un naturalisme revendiquant le droit de tout dévoiler – « pustules vertes ou chairs roses » –, vomit son fiel sur la modernité, l'américanisme d'une époque qui n'offre que du frelaté, tant en amour où de sordides vendeuses de plaisir vous laissent d'impérissables et « inguérissables » souvenirs, qu'en jouissance de la table où des ersatz faisandés vous empoisonnent sûrement.
La liaison (Marthe, histoire d'une fille, 1876), la vie conjugale (En ménage, 1881), le célibat (À vau-l'eau, 1882) sont englués dans la même médiocrité terne et irritante pour cet écorché sensibilisé à l'extrême aux petites misères de l'existence, qui aspire au confort domestique et bourgeois tout en en dénonçant la monotone vulgarité. La joyeuse bohème des artistes est bien morte, et Marthe n'est que la sordide histoire d'un collage avec une fille, lamentable fantôme de Mimi Pinson !
« La vie de l'homme oscille comme un pendule entre la douleur et l'ennui », aussi Folantin, disciple masochiste et résigné de Schopenhauer, se laisse-t-il flotter à la dérive, « à vau-l'eau », selon le titre d'une étude sur le pessimisme de la vie quotidienne dont il est le triste héros. Épopée à rebours de tous les petits échecs d'un pauvre rond-de-cuir, l'œuvre atteint une profondeur d'ennui jamais égalée. « Au fond, si l'on n'est pas pessimiste, il n'y a qu'à être chrétien ou anarchiste », conclut l'auteur. Deux éventualités pourtant également étrangères, alors, à cet aigri de Huysmans qui, de plus en plus, bien que le naturalisme se propose de tout embrasser, préfère la « tristesse des giroflées séchant dans un pot au rire ensoleillé des roses ouvertes en pleine terre ».
Ce furent les quartiers populaires, ceux de Montrouge, de la Gaîté, de la Bièvre, du Gros-Caillou, les bals publics, les guinguettes qui attirèrent sa pointe sèche acérée. Mais le petit fonctionnaire regarde en spectateur impressionniste et non complice la vie d'un quartier que ses ressources lui assignent à résidence. Une barrière de classe se dresse entre la réalité décrite et le peintre : c'est tout le problème de l'esthétique naturaliste. Les Sœurs Vatard (1879), exemple type de l'école du « document humain », faute de cette perspective historique qui anime Germinal d'un souffle épique, n'est qu'un constat pessimiste, non sans maniérisme, de la bassesse de la condition ouvrière. Incapable de comprendre l'histoire, Huysmans reprend à plusieurs reprises, sans jamais le mener à bien, le roman de la Commune, La Faim, et transforme le récit de la guerre de soixante-dix en l'histoire de ses intestins malades. On comprend dès lors[...]
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Écrit par
- Françoise GAILLARD : agrégé de lettres, professeur
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Média
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