BERGAMÍN JOSÉ (1895-1983)
« Un oui, un non, une ligne droite, une fin » : ce dit nietzschéen qui inspira l'objectif d'affirmation et de négation de sa revue Cruz y raya peut aussi définir la vie de José Bergamín. Si l'être « bergamasque » des années trente se posait comme un être de foi en trois personnes : « foi en l'art, foi dans le jeu, foi en Dieu », avec la guerre d'Espagne s'en impose une quatrième qui se confond avec la République. Bergamín restera jusqu'au bout un Républicain. « Si l'Espagne est une, plaisantait-il, où est l'autre ? » L'autre, la non-officielle, il l'emporta partout avec lui. Pendant vingt-cinq années d'exil, entrecoupées d'un bref et tumultueux retour (1958-1963), il fut « pèlerin espagnol » en Amérique, puis à Paris, jusqu'à le devenir dans sa propre patrie à partir de son retour définitif en 1970.
Son nom vient de Bergame — comme Arlequin, se plaisait-il à rappeler. Un grand-père vénitien, des parents malagueños, une enfance madrilène. Il fut élevé par des servantes andalouses « qui heureusement étaient encore analphabètes », et il rendra hommage, dans un de ses plus beaux essais, La Decadencia del analfabetismo (1933), au pouvoir spirituel de l'ignorance, aux peuples enfants analphabètes « qui pensent et croient simultanément, en jouant. »
Impossible d'entendre Bergamín si l'on a horreur du jeu. Dès son premier livre, El Cohete y la estrella (L'Étoile et la fusée, 1923), le sous-titre éclate : « Doutes aphoristiques ». Mettre le doute en aphorisme ! Ce dernier « court-circuit électrique de la pensée », atterrit en paradoxe. Le paradoxe « bergamasque » est à rattacher à un genre qui a un long passé dont témoigne « El disparate en la literatura española » (Beltenebros y otros ensayos, 1969). Le disparate, fait ou dit hors de propos, parent du verbe disparar (tirer pour une arme à feu, décocher pour une flèche), étonne donc, détonne, plus virulent que la greguería, forme nouvelle créée par Ramón Gómez de la Serna dont Bergamín fréquente la tertulia, au café Pombo. L'impossible traduction de Disparadero español (1940), où le dire est un tir, illustre une constante de sa prose « conceptiste » : le sens est souvent guidé par le son, l'idée par les mots. D'où l'importance de l'étymologie, même s'il en fait l'usage incertain de saint Isidore de Séville. Dans son essai sur Góngora (Beltenebros), une captivante suite étymologique à partir du mot agudo, aigu, qui a donné l'agudeza, la pointe (et l'art de la pointe de Baltasar Gracián), permet de démontrer la mission de pénétration assignée par Heidegger à la poésie.
C'est dans ses essais critiques que Bergamín se montre à la fois le plus épris d'ancienneté et le plus moderne. De Mangas y capirotes (1933), défense enthousiasmante du théâtre du Siècle d'or, à Fronteras infernales de la poesía (1959), où, de Sénèque à Nietzsche, de Dante à Cervantès, il suit plusieurs voyageurs qui ont posé, à travers leur expérience poétique, la question humaine et tragique de l'enfer, il ressuscite un mode de raisonnement quasi médiéval, s'appuyant sur des citations non plus extraites des Saintes Écritures mais de ce qui peut en tenir lieu : les révélations de ces autorités éternelles que sont les grands écrivains. L'enchaînement des déductions recourt à l'analogie, à la décomposition ou à la recomposition, phonique ou sémantique, de mots clés ou de phrases en d'autres mots et en d'autres phrases qui apparentent cette prose aux plus novatrices. La citation devient un matériau, pour l'édification d'une Espagne définitive.
Cet appel à une mémoire de l'Espagne évoque les objectifs de la génération de 1898, Unamuno, Machado, Azorín. Mais Bergamín appartient[...]
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Écrit par
- Florence DELAY : maître assistant à l'U.E.R. de littérature générale et comparée de l'université Paris-III, agrégée d'espagnol
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