ORTEGA Y GASSET JOSÉ (1883-1955)
La raison vitale
Délaissant le néo-kantisme dont il s'était imprégné au cours de ses années de formation en Allemagne, Ortega en vient, vers les années vingt, à élaborer un système de pensée original qui constitue le noyau essentiel de sa philosophie. Aux confins de l'idéalisme et du réalisme, dont il cherche à réduire l'antinomie, Ortega, tâchant de déchiffrer l'expérience humaine, invente une vérité nouvelle qu'exprime la formule aphoristique célèbre : « Je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas, je ne me sauve pas moi-même. » Au nœud de cette dialectique, de cette « union dynamique » comme dit J.-P. Borel, entre le sujet et le monde, le philosophe découvre que « la réalité radicale est notre vie » à quoi se subordonne toute réalité. Dans cette optique, « la raison pure doit céder son empire à la raison vitale ». Selon cette philosophie, inspirée par la phénoménologie et dont certains concepts sont proches de la pensée de Heidegger, « la vie d'une chose est son être » ; et cette vie, inéluctablement, est marquée par le devenir, par le changement : « Le vital est le concret, l'incomparable, l'unique [...]. La vie est ce qui est absolument passager. » Cette doctrine du ratiovitalisme, Ortega l'expose dans plusieurs ouvrages ; cette anthropologie de la spontanéité, où tout, la culture, la raison, l'art et l'éthique, se met au service de la vie, inspire l'ensemble de sa méditation et donne cohérence à ses multiples exposés d'apparence hétéroclite. En effet, comme le fait observer Julián Marias, « les écrits d'Ortega doivent être pris comme des icebergs qui montrent seulement le dixième de leur réalité ». À ces idées primordiales, El Tema de nuestro tiempo (1923) – « l'ouvrage clé pour comprendre l'ortéguisme » (A. Guy) – ajoute la notion de « perspectivisme » qui met l'accent sur le point de vue relatif, sur l'angle de perspective selon lequel les choses sont considérées et la réalité révélée : « Selon différents points de vue, deux hommes regardent le même paysage ; cependant, ils ne voient pas le même [...]. Cela aurait-il un sens si chacun d'eux déclarait faux le paysage de l'autre ? Évidemment, non ; ils sont aussi réels l'un que l'autre [...]. La seule perspective fausse est celle qui prétend être l'unique [...]. Le faux c'est l'utopie, la vérité non localisée vue depuis « nulle part » [...]. Chaque vie est un point de vue sur l'univers [...]. En juxtaposant les visions partielles de tous, on parviendrait à tisser la vérité totale (omnimoda) et absolue. » Déjà, dans Meditaciones del Quijote, Ortega écrivait : « Dieu est la perspective et la hiérarchie ; le péché de Satan fut une erreur de perspective. » De nombreuses modalités du ratiovitalisme sont exposées dans les livres suivants : En torno a Galileo (1933), Estudios sobre el amor (1941), Historia como sistema (1941), La Idea de principio en Leibniz (1958), Qué es filosofía ? (1958).
L'influence d'Ortega y Gasset, importante de son vivant, n'a cessé de grandir après sa mort dans les pays de langue espagnole et en Europe. En Espagne, sous le nom d'école de Madrid, on désigne l'ensemble des penseurs qui, imprégnés des idées du maître, fidèles à son message, s'efforcent d'approfondir les données inépuisables de ce que Julián Marias appelle « sa métaphysique de la réalité radicale ».
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Écrit par
- Bernard SESÉ : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
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