STERNBERG JOSEF VON (1894-1969)
La détresse des réprouvés
Ses années de misère, de la chambre d'émigrés à Hambourg à l'école juive de New York et à la trahison amoureuse, ont révélé à Sternberg la misère du monde et l'ont marqué à jamais. Hommes et femmes ne connaissent qu'une déréliction morale et matérielle immense, qu'il peint directement (Crime and Punishment, 1935), en s'attardant dans la fange qui les englue, ou par « un processus de compensation embellissante » (Marcel Oms) qui les introduit dans une fête dont les faux clinquants noient leur tristesse dans l'artifice.
Poursuit-il là un dessein conscient ? Sans doute non. Ni l'époque ni le cadre du système ne l'auraient permis. Mais en choisissant ou en adaptant ses scénarios, en sélectionnant ses moyens, en interprétant le réel, Sternberg se projette dans son œuvre.
Ses héros se situent en marge de l'homme moyen, du bourgeois bien-pensant, de la société conventionnelle. Ils sortent tous du cadre, victimes plutôt que contestataires. Si certains finissent par échapper à leur milieu (Salvation Hunters), d'autres descendent en enfer (L'Ange bleu), car toute l'existence humaine baigne dans la misère. Les ports nauséabonds et bigarrés recueillent les marins esseulés, les espions, les mauvais garçons, les joueurs. Les villes nocturnes se peuplent de gangsters et de policiers.
La femme règne dans ce monde maléfique, victime douloureuse (Lena X, Shanghai Gesture, Anatahan) ou fausse reine, qu'elle soit impératrice (The Scarlet Empress), prostituée ou servante, chanteuse de beuglant ou espionne. La femme, c'est Evelyn Brent, Gene Tierney, Jane Russell, mais c'est surtout Marlene Dietrich. L'opinion ne retient que Marlene, obscure théâtreuse révélée par L'Ange bleu, emmenée par Sternberg de Berlin à Hollywood, qui en fit une star (peut-être pour concurrencer le règne de Garbo). Pendant cinq ans, Sternberg dirigea Dietrich, la vamp la plus artificielle qui fût jamais. Mais, pour lui, femme fatale (et jamais heureuse), clinquant et marginalité vont de pair. Les parures de plumes de Brent, les fourreaux de Tierney, les hauts talons, les chapeaux, les bas de Dietrich sont nécessaires à celles qui n'ont que leur féminité, corps, voix, parures, provocation érotique pour paraître et pour exister.
Faut-il recourir à un autre sous-titre pour tenter de conclure ? Longtemps après sa mort, Sternberg ne s'est pas encore totalement livré.
« Esprit trop grand pour le corps auquel il commande » (Boussinot), « génie dépassé et inclassable » (M. Vernhes), « personnalité sans mesure, déchirée d'impulsions romantiques et de tentations baroques, mais dont la richesse et le pathétique révèlent souvent l'empreinte d'un étrange génie » (Seghers), Sternberg était sans doute tout cela à la fois. Mais avec un peu de recul, après une approche de l'œuvre détachée du contact de celle de l'homme, il reste « cette peine du monde, cette blessure de la vie, car ce monde est triste, coupable » (M. G. Weinberg). Avec plus d'optimisme, on peut trouver que « le salut se module sur la notion d'épave » (M. Oms).
Les années 1970 ont curieusement révélé que Josef von Sternberg a proclamé, en solitaire, une protestation contre l'esprit sclérosé de son temps. Ses directions d'esprit, son érotisme, sa morale, ses faiblesses même rejoignent curieusement celles des générations d'aujourd'hui. Mais elles ne l'ont pas reconnu.
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Écrit par
- Victor BACHY : professeur à l'université de Louvain
Classification
Médias
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