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BEUYS JOSEPH (1921-1986)

Le 5 novembre 1979, le magazine Der Spiegel fit sa une avec un portrait de l'artiste allemand Joseph Beuys, se demandant si la renommée mondiale acquise par ce dernier ne récompensait pas un ... charlatan ! Étrange question, s'agissant d'un homme dont tous les musées de la planète commençaient de se disputer les œuvres. Mais Beuys avait acquis valeur de mythe, et déchaîna les passions bien au delà du cercle des amateurs d'art. Il n'était pas seulement l'auteur d'une œuvre considérable, dont on peinerait à trouver l'équivalent en Europe, mais aussi un acteur engagé du débat politique, et un homme public dont l'image, façonnée avec soin, fascinait ou dérangeait. On se souvient du costume de prédicateur itinérant qu'il arborait en toutes circonstances : son chapeau de feutre, son gilet de pêcheur orné d'un carré de fourrure de lièvre, les solides brodequins qui complétaient la tenue, le disputaient en célébrité à la perruque platinée dont son contemporain Andy Warhol s'était fait une auréole. Il est peut-être moins malaisé, désormais, d'essayer de démêler les fils d'une œuvre et d'une vie que l'artiste s'est appliqué à confondre.

Une chute inaugurale

Né le 12 mai 1921 à Krefeld (lui-même préférait indiquer la petite ville de Clèves, où il passa son enfance, comme son authentique lieu de naissance), Joseph Beuys n'émergea véritablement sur la scène artistique qu'à plus de quarante ans, au début des années 1960. Le singulier curriculum vitae qu'il a rédigé en 1964 indexe cependant les principaux faits antérieurs de son existence comme des éléments de son œuvre. On y trouve notamment la mention suivante : « Sebastopol 1942 : exposition pendant l'interception d'un JU 87 ». Il s'agit là, bien sûr, d'une manière déguisée d'évoquer l'accident d'avion dont Beuys réchappa de justesse, et qui allait avoir sur sa vie et son travail de très importantes répercussions. Redisons l'épisode en quelques mots : mobilisé à dix-neuf ans dans la Luftwaffe, Beuys était opérateur radio à bord d'un bombardier (modèle Junker 87). Au retour d'une mission sur le front de l'Est, il fut grièvement blessé lors de la chute de son appareil. Selon ses dires, seule l'intervention rapide d'une tribu nomade (des Tatars) lui aurait valu la vie sauve : soigné à l'aide de graisse et de miel, enveloppé dans d'épaisses couvertures de feutre, il se serait petit à petit rétabli, conservant cependant pour le restant de ses jours les stigmates de sa blessure à la tête, et une sensibilité au froid qui le conduirait à adopter le fameux chapeau, élément essentiel de sa panoplie d'artiste.

Ce récit de mort et de résurrection est si parfaitement adapté à la volonté de Beuys de se représenter en artiste élu du destin qu'il a parfois été mis en doute. Le critique américain Benjamin Buchloh, dans un retentissant article (« The Twilight of the Idol », publié par Artforum en 1980), le jugeait arrangé : Beuys aurait eu besoin d'une légende pour ancrer dans une tradition non allemande les thèmes qui étaient les siens de l'Eurasie fondatrice, du retour à la terre et du culte de la nature, qu'on rattache habituellement à l'idéologie du IIIe Reich. S'il est indiscutable que l'accident fonctionne dans la logique de l'artiste comme le symbole d'un sacrifice inaugural et purificateur, on sait, au terme de l'enquête – féroce et sans complaisance – menée dans les années 1990 par Frank Gieseke et Albert Markert, qu'il n'est pas fictif. Les archives de l'armée allemande datent cependant l'événement du 16 mars 1944, non de 1942. C'est sur le rôle des Tatars que les registres des hôpitaux de campagne conduisent à se montrer plus dubitatif : Beuys a été admis en soins du 17[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris

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