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BEUYS JOSEPH (1921-1986)

Guérison des formes, guérison par les formes

À la fois mise en scène ou modelage de la matière, mise en forme de son personnage d'artiste, réforme sociale, la question de la mise en forme – « Gestaltung », en allemand – est en effet centrale pour Beuys. Il est en cela un héritier des avant-gardes des années 1920, mais aussi, et plus fondamentalement, un sculpteur, même si le caractère protéiforme de son activité défie le classement. Sa vocation est née, il le rappellera souvent, d'une rencontre avec le travail de Wilhelm Lehmbruck, et c'est dans l'atelier d'un autre sculpteur, Ewald Mataré, qu'il recevra entre 1947 et 1952 l'essentiel de sa formation, à la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf. À grands traits, on pourrait distinguer dans son œuvre, où abondent éditions et multiples (plus de 500 sont répertoriés), trois ensembles : les dessins, les actions, et enfin les environnements ou objets. Dans la décennie 1950, une période difficile que l'aide indéfectible de ses premiers collectionneurs, les frères Franz Joseph et Hans van der Grinten, lui permit de traverser, Beuys a surtout produit des dessins. Souvent réalisés à la détrempe, procédant d'une savante alchimie entre matériaux organiques (jus de plantes, sang, présure, thé, graisse), minéraux (graphite, craie, charbon) et métalliques (chlorure de fer), ils sont d'une surprenante beauté, et mettent en place l'univers de l'artiste : son iconographie, en particulier son bestiaire (lièvres, rennes, cygnes, loups, abeilles), mais aussi un système d'analogies entre formes et matières, issu, pour beaucoup, de la pensée ésotérique de Rudolf Steiner et de la « théorie des signatures » qui est au principe de l'homéopathie.

À partir de 1963, cet univers va s'incarner dans ce que Beuys nommait des « actions » (Aktionen). Cela s'explique en grande partie par sa rencontre, à Düsseldorf où il avait été nommé professeur en 1961, avec les artistes du mouvement Fluxus (George Maciunas, qui en était la figure centrale, travaillait dans ces années-là en Allemagne, sur la base américaine de Wiesbaden). Ce qu'il est convenu d'appeler le « happening » ou la « performance » était en effet leur principal mode d'expression. Durablement associé à ce courant, qui le projettera sur la scène artistique internationale, Beuys va y occuper une place à part : ses performances ou actions sont pratiquement dépourvues de l'esprit de dérision ironique ou provocateur qui fait l'essentiel de Fluxus. Elles sont bien plutôt des rituels initiatiques, qui convoquent la tradition chamanique et le souvenir des contes des frères Grimm. La plus célèbre eut lieu à la galerie Schmela, toujours à Düsseldorf : mi-prêtre, mi-instituteur, Beuys y fit en public une leçon de peinture à un lièvre mort (Wie man dem totem Hasen die Bilder erklärt – Expliquer la peinture à un lièvre mort, 1965). Il devait quitter cependant peu à peu le registre de l'exorcisme pour celui de la parabole, voire de la pénitence (il se référera, à l'occasion, aux Exercices Spirituels d'Ignace de Loyola) dans des actions aux mises en scènes toujours plus réglées, même si la part d'improvisation y demeure essentielle. I like Amerika and Amerika likes me, en 1974, en constitue un bon exemple : transporté sur un brancard, les yeux bandés, dans la galerie ouverte à New York par son ami le Berlinois René Block, Beuys y demeura plusieurs jours, équipé d'une canne, d'une paire de gants et d'une couverture de feutre, enfermé en compagnie d'un coyote. Au-delà du symbolisme affiché (renouer avec le passé sauvage d'une Amérique urbanisée et conquérante, tout juste sortie de la guerre du Vietnam), cette étrange cérémonie de réconciliation demeure captivante. On peut le constater au travers du film qui en a été conservé.[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris

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