BEUYS JOSEPH (1921-1986)
Esthétiser la politique ?
En 1967, indigné par la mort d'un étudiant, Benno Ohnesorg, dans une manifestation à Berlin, Beuys fonda un groupuscule à l'intitulé déconcertant, le Deutsche Studentenpartei als Metapartei (Parti des étudiants comme métaparti), qui allait devenir le Deutsche Studenten Partei, ou D.S.P (Parti des étudiants allemands). C'était le début en Europe d'une vague d'agitation estudiantine qui devait avoir les répercussions que l'on sait. L'entrée de Beuys en politique se fit aux côtés de ses élèves, tandis que sa tentative d'entraîner avec lui le mouvement Fluxus se heurtait à l'hostilité d'autres artistes, dont Wolf Vostell. Beuys, dans une logique de fermentation groupusculaire propre à l'époque, mais exacerbée par son imagination, s'est trouvé à l'initiative d'une multiplicité de regroupements prônant l'autogestion contre la démocratie parlementaire : le D.S.P. deviendra en 1970 Organisation der Nichtwähler, Freie Volkabstimmung (Organisation des abstentionnistes, libre référendum), puis Organisation für direkte Demokratie durch Volkabstimmung (freie Volksinitiative) (Organisation pour la démocratie directe par référendum de libre initiative populaire) qui accouchera en 1974, après quelques autres avatars, de la F.I.U. (Free International University for Creativity and Interdisciplinary Research), libre université sans murs que Beuys utilisa comme une sorte de raison sociale. Art, enseignement et politique n'étaient pour l'artiste que les facettes d'une même activité. Il s'appliqua d'ailleurs à ne surtout pas distinguer les registres : il avait imaginé en 1964 « désamorcer » le Mur de Berlin par un « éclat de rire intérieur », en suggérant qu'on le relevât de cinq centimètres pour en améliorer les proportions ; invité en 1972 à la cinquième édition de la Documenta à Kassel – une des plus importantes manifestations d'art contemporain en Europe – il n'y présenta pas d'œuvre, mais ouvrit un bureau de l'Organisation für direkte Demokratie où se tint un forum permanent. Il devait aussi mettre en scène, à la manière de ses « actions », l'interminable conflit qui l'opposa – en raison de ses engagements – à la hiérarchie de la Kunstakademie de Düsseldorf, depuis son renvoi en 1972 jusqu'à sa réintégration officielle en 1978 ; une photo éditée en carte postale le montre en « Christ aux outrages », chassé de son atelier entre deux rangées de spadassins (Demokratie ist lustig[La Démocratie, c'est drôle], 1973). De même, il orchestra un retour symbolique dans les lieux à bord d'une pirogue amazonienne, manœuvrée, sur le Rhin, par ses étudiants... Son engagement politique culmina avec une candidature au Bundestag pour le parti des Verts, en 1980.
Dans la confusion des genres – art, rituel et pédagogie, spectacle et politique –, Beuys manqua certainement s'abîmer : il y a péril à traiter le corps social comme un matériau qu'il faudrait mettre en forme en artiste. Son ami Marcel Broodthaers devait le mettre en garde contre les dangers, déjà dénoncés par Walter Benjamin, d'une « esthétisation de la politique », en lui adressant copie d'une jolie – et bien entendu entièrement fictive – lettre d'Offenbach à Wagner : « Wagner, à quelles fins servons-nous ? Pourquoi ? Comment ? Pauvres artistes que nous sommes ! Vive la musique. »
Beuys ne renonça jamais à l'idée d'un « concept élargi de l'art » qui prendrait en compte les problèmes politiques et sociaux. La plus fameuse de ses maximes, « Jeder Mensch ist ein Künstler » (Tout homme est un artiste – le titre choisi pour une conférence au centre culturel d'Achberg, en 1978), doit être comprise dans cette perspective : elle ne reconnaît[...]
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Écrit par
- Didier SEMIN : professeur à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris
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