BRODSKY JOSEPH (1940-1996)
Le poète en proie au langage
Dans sa biographie rompue en son milieu par l'exil, Brodsky privilégie une continuité interne. Fidèle à une géographie privée dont le centre est Saint-Pétersbourg, il place au centre de son œuvre l'homme en tant qu'être de langage, à qui nulle autre transcendance n'est nécessaire pour affirmer son statut. Il a élu la poésie anglaise et américaine : John Donne (1572-1631), George Herbert (1593-1633), et T. S. Eliot (1888-1965), W. B. Yeats (1865-1939), Robert Frost (1874-1963), W. H. Auden (1907-1973). Dès 1970, le recueil Une halte dans le désert pose les assises d'une poétique qui se déploie dans le « long poème », pris entre la narration et la méditation (Isaac et Abraham, 1963 ; Vers sur la mort de T. S. Eliot, 1965). Les poèmes de la maturité confirment le choix d'une écriture poétique construite, ironique, raisonneuse et inquiète – « baroque » –, dont le fondement est un métaphorisme complexe et une éblouissante maîtrise métrique et prosodique. Elle donne leur unité aux recueils Fin d'une belle époque (1964-1971) et Partie du discours (1972-1976), qui rassemblent les poèmes les plus achevés de Brodsky : Anno Domini, Lagune, Berceuse de Cape Cod, le cycle Partie du discours, les Douze Sonnets à Marie Stuart. En 1981, les Élégies romaines laissent paraître l'influence du poète grec Constantin Cavafy (1963-1933). Uranie (1987) accentue l'impassibilité et l'ironie (Dédié à une chaise) qui informent toute la dernière période.
La dominante de la poésie de Brodsky est la parole. La voix y règne dans sa multiplicité, créant une unité conquise sur la discordance et une objectivité fondée sur l'ambiguïté. On y reconnaît l'éloquence « prononçable » de l'ode russe du xviiie siècle, et cette autodescription orale du protagoniste, qui fait voisiner la prose russe moderne et la ratiocination propre à Samuel Beckett. Le poème de Brodski s'organise comme une géographie qui impose, dans la durée réelle, parmi des objets concrets, la présence d'une conscience pensante et raisonnante. Il s'ancre dans l'espace immédiatement perçu et fonde un univers à hauteur d'homme, un monde réduit à la chambre et à la rue, proche en cela de l'univers du peintre Edward Hopper. Brodsky situe les distances, précise les rapports. Figé sous un éclairage trop cru, planté comme un décor à distance de l'observateur, le monde de Brodsky est voué à devenir une « nature morte ». Supplanté par sa représentation, il acquiert la présence énigmatique, l'évidence usurpatrice du cliché photographique. La réalité matérielle passe du côté du signe. Le mot inscrit sur la page est la seule alternative à tous les enfers, soviétiques ou non. La complexification « baroque » de l'écriture poétique y commande les méandres, retours et grimaces du discours, les fausses symétries, parenthèses, jeux sur les mots et les notions, entrelacs de la métaphore.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Hélène HENRY : ancienne élève de l'École nationale supérieure de Sèvres, maître de conférences honoraire à l'université de Paris-Sorbonne
Classification
Média
Autres références
-
EXIL LITTÉRATURES DE L'
- Écrit par Albert BENSOUSSAN
- 3 314 mots
- 6 médias
...bascule et bouscule à la dérive, la vision pessimiste suggère « l'éclipse de l'homme, sa liquidation graduelle ». Autre figure emblématique de l'exil, Joseph Brodsky, Juif russe vivant aux États-Unis comme Soljénitsyne, développe une poésie du nomadisme : le poète ouvre les yeux sur un monde de ports,... -
RUSSIE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Michel AUCOUTURIER , Marie-Christine AUTANT-MATHIEU , Hélène HENRY , Hélène MÉLAT et Georges NIVAT
- 23 999 mots
- 7 médias
Le poète Iosif Brodski semble le seul à avoir intégré dans sa poétique gréée de culture universelle ce qu'il a désigné comme son « troc d'empires ». Disciple d'Akhmatova et d'Auden, il est l'exemple le plus éclatant de la greffe russe sur la culture occidentale. En Amérique encore paraissent des œuvres... -
SCHILTZ VÉRONIQUE (1942-2019)
- Écrit par Bernard HOLTZMANN
- 829 mots
Née le 23 décembre 1942 à Châteauroux (Indre), où son père était proviseur, avant de l’être du lycée Louis-le-Grand (1955-1968), Véronique Schiltz a grandi dans un milieu d’universitaires adonnés aux études littéraires et classiques. Son père, grand connaisseur de la littérature française du ...