CONRAD JOSEPH (1857-1924)
À la charnière du xixe siècle victorien et du xxe siècle moderniste, Joseph Conrad occupe une place à part dans la littérature anglaise. Bourgeois terrien, il devient marin ; marin, il devient romancier ; Polonais, il adopte la langue et la nationalité britanniques ; romantique invétéré, il fait pourtant preuve d'un pessimisme sceptique, aux accents parfois nihilistes. Toute son œuvre porte la marque de tensions non résolues. Ainsi, son idéalisme généreux, qui le pousse à défendre les opprimés, est tempéré par un conservatisme politique sans illusions sur toute possibilité de progrès. Son attachement à l'ordre et aux institutions se double d'une fascination pour la figure du paria. Ses héros, bien que liés par un contrat moral de solidarité, ne découvrent au bout de leur chemin qu'une solitude absolue. Même son art de romancier a cet aspect bifide : tout en suscitant, par la magie de la voix et du récit, l'illusion romanesque et la fuite dans un ailleurs, il se rapproche des expérimentations modernistes par sa technique de dislocation chronologique et de montage de points de vue.
L'expérience des limites
Comme Joyce, T. S. Eliot, Pound et D. H. Lawrence, Conrad choisit l'exil, mais de manière beaucoup plus radicale. De son vrai nom Teodor Jozef Konrad Nalecz Korzeniowski, il naît dans la partie de la Pologne occupée par la Russie. Il n'a que quatre ans lorsqu'il accompagne son père, intellectuel nationaliste exilé, dans une lointaine province russe. On trouve là les germes de ce qui hantera son œuvre par la suite : solitude de l'héroïsme, vanité du sacrifice pour une cause perdue, conviction que loyauté et trahison se rejoignent dans la même illusion, dissolution de toute action dans l'irréalité, la corruption ou l'échec.
En 1874, Conrad, orphelin depuis l'âge de onze ans, choisit l'exil et le métier de marin, d'abord en France, à Marseille, puis à partir de 1878 dans la Merchant Navy où il gravira peu à peu tous les échelons, jusqu'à celui de capitaine en 1888. Il aura pris entre-temps la nationalité britannique.
C'est le début d'une série de voyages autour du globe qui nourriront ses premiers ouvrages : l'Inde, Singapour, l'Australie, Java, Sumatra, Bornéo. Il y découvre les mirages de l'exotisme tout en faisant l'apprentissage de la solidarité des gens de mer. Le tournant de cette période est le voyage au Congo (1890), expérience des limites qui va transformer Conrad. Lors de cette remontée cauchemardesque vers le cœur de l'Afrique profonde, il découvrira tout à la fois sa propre fascination pour la magie d'un continent archaïque et l'horreur de la colonisation sous sa forme la plus brutale.
Lorsqu'en 1894 il publie son premier roman, Almayer's Folly (La Folie-Almayer), Conrad est loin d'être étranger à la chose littéraire. Il est pétri de lectures depuis son enfance : Shakespeare, Byron, Dickens, Marryat. Mais ses influences formatrices sont surtout françaises : Hugo, Balzac, Loti, Daudet, et avant tout ses deux maîtres, Flaubert, dont il admire le credo artistique, et Maupassant, dont il se dit « saturé ». Il faudra attendre Lord Jim pour qu'il se libère vraiment de leur emprise. Ainsi, derrière un exotisme flamboyant et un romantisme un peu morbide, Madame Bovary transparaît en filigrane d'Almayer's Folly.
An Outcast of the Islands, 1896 (Un paria des îles), histoire d'une déchéance sur fond de décor malais, est déjà gâté par des tics d'écriture dont Conrad ne se libérera jamais vraiment : prolixité, abus d'un style inutilement « littéraire », images vagues et envolées rhétoriques qui sont censées suggérer l'inexprimable mais se dissolvent dans une sonorité un peu creuse.
The Nigger of the Narcissus, 1897 (Le Nègre du « Narcisse »), marque[...]
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Écrit par
- André TOPIA : professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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