CONRAD JOSEPH (1857-1924)
Une réalité corrompue
Avec Nostromo (1904), on atteint un sommet de l'œuvre conradienne. Il s'agit là, selon F. R. Leavis, d'un des plus grands romans de la littérature anglaise. Sur fond de révolution et de conflit pour des mines d'argent dans une république sud-américaine, on assiste non seulement à l'entrecroisement de destins individuels comme celui de Charles Gould, le capitaliste philanthrope pris dans la spirale de ses propres illusions, Decoud, l'intellectuel cynique mené à sa perte par le métal argenté, ou Nostromo, le loyal serviteur devenu traître, mais aussi à une méditation désabusée sur le gouffre qui sépare les grands idéaux politiques des soubresauts sanglants de l'histoire. Révolutionnaires marxistes et défenseurs de l'ordre ne sont que les jouets d'un cycle éternel d'où tout progrès est exclu. Paradoxalement, c'est dans Nostromo que la technique narrative de Conrad s'affirme le plus résolument moderne. Des dislocations chronologiques fragmentent les séquences d'un même déroulement, immobilisant toute action dans l'inachevé et l'ambiguïté. Le même épisode, relaté selon des points de vue contradictoires, prend une dimension quasi stéréoscopique. Conduites et discours sont relativisés par la partialité des points de vue jusqu'à un effet de dévaluation généralisée. Cette discontinuité, proche parfois du montage cinématographique, anticipe des pratiques modernes comme celles de Joyce ou de Graham Greene.
The Secret Agent (1907) est encore une parabole politique, mais située cette fois à Londres. Dans une atmosphère dickensienne crépusculaire, agents doubles et anarchistes sont épinglés avec la même ironie sardonique que les dirigeants de la police. Dans ce macabre théâtre d'ombres où la tragédie côtoie constamment la farce, la violence symbolisée par l'explosion de la bombe ne débouche sur rien et se dissout dans un fait divers grotesque.
Bien que Conrad ait toujours nié toute influence de Dostoïevski, Under Western Eyes, 1911 (Sous les yeux de l'Occident), évoque immanquablement Crime et châtiment. Mais la grande différence est que le crime de trahison commis par Razumov n'est pas le point de départ d'une régénération spirituelle mais le début d'un calvaire dépourvu de sens. Dans la lumière désespérée de l'ironie conradienne, les révolutionnaires exilés de Genève et la police tsariste de Saint-Pétersbourg obéissent à la même logique infernale.
Après 1911, la qualité de l'œuvre conradienne devient inégale, et à partir de 1919 elle décline. Pourtant, The Shadow Line, 1915 (La Ligne d'ombre), est encore un pur chef-d'œuvre. En écho à Coleridge et Wagner, on retrouve à nouveau le conflit initiatique archétypal des premiers récits : la solitude d'un jeune capitaine confronté à une situation extrême et qui franchit la « ligne d'ombre » qui sépare l'adolescence de l'âge adulte.
Par une ironie du sort, c'est avec un de ses romans les plus faibles, Chance (Fortune, 1914), que Conrad atteint enfin gloire et succès financier. Le sujet, la saga des épreuves d'une jeune femme, ne rachète pas une narration méandreuse où Marlow n'est plus que l'ombre de ce qu'il était dans Heart of Darkness ou Lord Jim. Conrad est désormais un écrivain reconnu et adulé, ami de Wells, Galsworthy, Henry James, Kipling, Ford Madox Ford.
Victory (1915) reste très controversé. Comme dans Lord Jim, on y assiste à la défaite de l'idéalisme chevaleresque devant les ruses du mal. La faute de Heyst est d'abandonner son armure de distance hautaine devant la vie et de nouer des liens affectifs, scellant ainsi son destin. « Celui qui noue un lien est perdu. Le germe de la corruption est entré dans son âme. » On a reproché à Conrad une insistance un peu mélodramatique sur l'inéluctabilité[...]
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Écrit par
- André TOPIA : professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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