JOURNAL INTIME
Un lieu d'expérimentation
Le journal intime, par les libertés qu'il permet, est un des lieux où se sont forgées de nouvelles approches du monde et de soi. Recueil d'esquisses, d'idées erratiques ou de formules vagabondes, il devient alors l'atelier où se formule le work in progress. Avec lui, c'est davantage l'énonciation que l'énoncé qui se trouve mise en lumière. Sa pratique est celle du discontinu, du fragmentaire. Autant de caractères qui ont pu définir l'espace sans clôture de l'œuvre moderne, accordant valeur aux ruptures, aux silences et aux ellipses, aux intervalles et interstices. Enfin, par la place qu'il donne à l'éphémère ou au propos « mineurs », il préfigure certaines esthétiques de l'infime ou du fugace.
Le journal intime, dans sa simplicité même, peut apparaître comme une des machines de guerre que la littérature a fabriquées contre elle-même pour en fin de compte mieux se retrouver et se redéfinir. Par sa liberté de ton, ses négligences ou ses insolences, il souligne ce qu'ont d'apprêté et d'artificiel certains genres littéraires institués. À sa façon, il se débarrasse de la tyrannie de certaines structures ou des formes trop socialisées de l'expression littéraire. Écriture parfois proche de la sténographie, il cherche alors la coïncidence la plus rapide entre l'écriture et la parole, l'expression et l'intuition ou la sensation. Répugnant souvent à l'expansion rhétorique, il peut être un terrain d'essai de la forme brève ou de l'écriture aphoristique. Dans leur souci de la cristallisation minimaliste, Joubert ou même le très prosaïque Jules Renard apparaissent ainsi comme des précurseurs de certaines expériences poétiques du xxe siècle.
Il n'est pas surprenant que le journal intime ait connu par là même un grand succès comme procédé de création littéraire. Bien des romanciers ont inséré des journaux fictifs dans la structure de leur œuvre ou l'ont utilisé comme un outil de composition narrative (Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Gide dans Les Faux-Monnayeurs, Sartre dans La Nausée, Patricia Highsmith dans Le Journal d'Édith, etc.).
Si, depuis deux cents ans, le journal intime n'a cessé de foisonner, sa pratique a connu un éclat particulier dans une grande première moitié du xxe siècle. Autour de cette forme sans contours nets qui va du « journal » au « cahier », du « feuillet » au « carnet », oscillant entre la notation intimiste et la réflexion littéraire ou politique, entre l'observation de soi ou d'autrui et les regards portés sur les bouleversements du monde, on retrouve pêle-mêle Barrès, Gide, Valéry, Du Bos, Léautaud, Jouhandeau, Cocteau, Leiris, Queneau, Sartre, Camus, Julien Green... Grâce à sa plasticité, cette écriture au jour le jour a fourni un cadre ou un champ de réflexion à des auteurs en proie à une analyse sur les relations de la littérature et de la vie, sur les exigences de l'écriture et ses pouvoirs vrais (cf. Kafka ou Virginia Woolf), tout comme à des écrivains désireux de préserver farouchement leur indépendance ou d'approfondir les tenants et aboutissants de leur marginalité. Tradition qu'ont poursuivie, plus près de nous, Claude Mauriac, Matthieu Galey, Jacques Borel, Annie Ernaux, Renaud Camus ou encore Charles Juliet, un des rares auteurs à avoir vu publier son journal avant même toute autre œuvre.
En même temps, le journal intime n'a cessé d'être soumis à divers procès. Plus encore que de s'abandonner au narcissisme ou de se confiner dans le tête-à-tête avec soi, il lui est fait grief – par exemple de la part de Blanchot ou de Valéry, pourtant lui-même auteur de Cahiers tenus quotidiennement où il « prend note de ses idées » tout en refusant hautement d'« écrire un journal[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Claude BURGELIN : professeur émérite de littérature française, université Lyon-II
Classification
Autres références
-
JOURNAUX INTIMES VIENNOIS (J. Le Rider)
- Écrit par Marc CERISUELO
- 921 mots
« De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. » Il y a fort à parier que la fin du xxe siècle n'a rien de proprement nouveau à ajouter aux lignes qui ouvrent Mon Cœur mis à nu de Baudelaire. Si le journal intime se polarise tantôt sur la dispersion, tantôt sur le rassemblement,...
-
ALVARO CORRADO (1895-1956)
- Écrit par Gilbert BOSETTI
- 810 mots
Journaliste et écrivain italien débutant par des poésies à l'époque des années 1910, où le roman était en Italie un genre discrédité par l'influence de l'esthétique de Croce et par la suite de la crise du naturalisme positiviste, Corrado Alvaro est surtout connu comme narrateur et essayiste. Cet...
-
AMIEL HENRI-FRÉDÉRIC (1821-1881)
- Écrit par Pierre PACHET
- 2 445 mots
L' essentiel de l'œuvre aujourd'hui reconnue d'Amiel est son Journal intime, dont il n'avait publié de son vivant que de courts extraits. En ce sens, sa figure littéraire a été totalement modifiée, et même révélée, par la postérité, et il peut faire figure d'écrivain pur, à la...
-
AUTOBIOGRAPHIE
- Écrit par Daniel OSTER
- 7 522 mots
- 5 médias
...avec son infini va-et-vient, aucun être humain ne peut l'embrasser d'un seul coup d'œil pour en connaître l'issue et le juger. » Cette remarque de Kafka, le diariste absolu du Journal, marque bien la limite de l'autobiographie pour celui que l'inachèvement de son « moi » entraîne à perte de vue dans le... -
AZIYADÉ, Pierre Loti - Fiche de lecture
- Écrit par Bruno VERCIER
- 964 mots
- 1 média
Le 20 janvier 1879 paraît, à la librairie Calmann-Lévy, un petit livre sans nom d'auteur, Aziyadé ; la couverture mauve est ornée d'un portrait de femme orientale. L'accueil de la critique est mince, et celui du public réservé. Pourtant, ce titre est celui qui vient à l'esprit lorsque l'on...
- Afficher les 32 références