JOURNAUX INTIMES VIENNOIS (J. Le Rider)
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« De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. » Il y a fort à parier que la fin du xxe siècle n'a rien de proprement nouveau à ajouter aux lignes qui ouvrent Mon Cœur mis à nu de Baudelaire. Si le journal intime se polarise tantôt sur la dispersion, tantôt sur le rassemblement, il ne cesse de nouer un dialogue à la fois fructueux et déceptif avec l'œuvre elle-même. Il arrive même qu'il la remplace, alors que sa contribution à la connaissance de soi est rien moins qu'avérée. Jacques Le Rider n'ignore rien de la nature paradoxale du journal intime, ni de sa teneur littéraire, ni de ses attendus psychologiques et philosophiques. Avec son étude consacrée aux Journaux intimes viennois (P.U.F., Paris, 2000), l'auteur de Modernité viennoise et crises de l'identité (1990) renoue avec un domaine d'élection et une méthode « transversale » qu'il avait appliquée avec bonheur dans son essai Les Couleurs et les mots (1997).
Tout à fait conscient de la part de risque qu'il y a à juxtaposer un genre et une époque – en l'occurrence la modernité viennoise, qui s'élabore à partir de 1890 et trouve des prolongements jusqu'en 1938 –, Jacques Le Rider se consacre ici à une série de lectures précises qui tissent l'histoire culturelle du journal intime autour de plusieurs références fédératrices. L'analyse des textes connus ou moins connus de Schnitzler et Zweig, Musil et Wittgenstein, Kraus ou Lou Andréas-Salomé, mais aussi de Theodor Herzl, Peter Altenberg ou de l'impératrice Élisabeth s'appuie en même temps sur une tradition qui se défie de la notation intime, de l'autographie ou « de l'utilité de la mémoire pour la vie ». Tout en soulignant sa pertinence, c'est en effet en passant outre le soupçon nietzschéen, formulé dans la Seconde Considération intempestive, que l'auteur met en place l'analyse d'un genre qui ne se réduit en aucun cas à la description d'une intériorité soudain offerte. Décidément fort présent, Nietzsche apparaît, au regard du journal intime, comme la véritable cheville ouvrière du « transfert culturel » franco-viennois du tournant du siècle. À partir de sa lecture du Journal d'Amiel, le « schème intimiste » passe désormais dans le domaine germanique – où le genre du journal était déconsidéré – et devient suspect dans une France où il avait pourtant acquis ses lettres de noblesse.
Le disparate du genre justifie en quelque manière la démarche de l'histoire culturelle qui permet d'ancrer la réflexion sur un territoire commun, géographique, certes, mais aussi bien symbolique, tant « la modernité peut être définie, dans l'ordre esthétique et théorique, comme la représentation et l'interprétation de la crise culturelle provoquée par la modernisation ». Les auteurs viennois ont pour leur part « pensé la modernité sur fond de la prémonition de la fin d'un monde ». Le chapitre consacré à Stefan Zweig permet de prendre la bonne mesure du propos. Il révèle la face cachée et les soubassements d'une destinée dont Le Monde d'hier, sans doute le chef-d'œuvre de l'écrivain, ne révélait que la part « mémorable ». Le donjuanisme de Zweig, son aveuglement nationaliste et sa longue esquive de la question juive sont ici admirablement analysés.
De leur côté, Schnitzler et Musil furent des diaristes plus conséquents. Ils trouvèrent dans l'exercice une manière de salut, contestant l'un et l'autre, sans la réfuter, la théorie du « moi irrécupérable » d'Ernst Mach, dont l'Analyse des sensations constitue une référence essentielle de l'époque. Schnitzler parsème son œuvre littéraire de journaux fictifs, comme pour mieux préserver l'intégrité, parfois prise en défaut, de ses cahiers intimes. Avec Musil, on a l'impression d'assister à un mouvement inverse, l'écrivain tenant au départ son journal sans lui accorder une grande importance. Puis, face aux difficultés qui naissent de l'existence et de l'écriture du grand œuvre, le journal se révèle peu à peu le seul point fixe d'une pensée foisonnante dont notre époque n'a pas encore pris la véritable mesure. Jacques Le Rider consacre sans doute ses pages les plus pertinentes aux considérations musiliennes sur la morale et sur l'éthique, tant dans les journaux que dans L'Homme sans qualités : la lente féminisation d'un propos aux arêtes si tranchantes dans la première partie du roman ne peut en effet être véritablement comprise que dans la confrontation de textes souvent proches mais toujours distincts. Il en va de même pour les Carnets de Cambridge et de Skjolden de Wittgenstein, autre texte qui n'était pas considéré par son auteur comme faisant partie de son œuvre philosophique, mais dont la lecture n'éclaire pas seulement ceux qui ne s'intéressent qu'à la personnalité (fût-elle intellectuelle) du philosophe.
L'intérêt profond de chacune de ces « lectures » est de ne s'en tenir jamais à l'immanence des textes, mais de les relier au contraire aux autres œuvres des auteurs abordés, tout en mettant en évidence certaines influences (Weininger, Kraus, Mach, Freud) qui donnent une véritable justification au projet d'une histoire culturelle.
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université Gustave-Eiffel, Marne-la-Vallée
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