OATES JOYCE CAROL (1938- )
Du réel à la fiction : l’exploration du paysage intérieur
Malgré ce goût pour les combinatoires textuelles, ou peut-être à cause de lui, Oates se défend d'être un « écrivain postmoderne » : dans ses essais critiques, elle rappelle la nécessité de maintenir un rapport entre la fiction et le « réel » – non celui de la littérature réaliste, mais celui qui s'affirme à travers une violence domestique et sociale dont des logiques délirantes, plus encore qu'idéologiques, s'acharnent à nier l'existence. C'est surtout dans les portraits de révoltes adolescentes que cette fonction critique du roman s'affirme. L'adolescent découvre brutalement les faillites morales et les défauts physiques de ses parents : corps bouffis, négligés, parfois grotesquement informes. Son propre corps devient une enveloppe obsédante et douloureuse, et l'angoisse s'exprime par la difficulté à en contrôler les frontières : la bouche, chez Jesse, saisi par la boulimie, dans Le Pays des merveilles ; la peau de Dog Girl, que les démangeaisons transforment en surface irrégulière et sanglante, dans Man Crazy. À la tyrannie d'un père-ogre ou d'une mère-poupée, le personnage ne sait opposer qu'un symptôme muet ; bégaiement et aphasie participent de cette révolte encore inarticulée et captée à la surface des corps.
Si la victime est une figure centrale de l'œuvre, elle cohabite néanmoins avec des héros aux rébellions plus énergiques, tels le jeune John Reddy Heart en cavale de BrokeHeart Blues (1999 ; Johnny Blues, 2002), ou l'Evangeline délurée de Childwold (1976 ; Haute Enfance, 1978). Dans Foxfire: Confessions of a Girl Gang (1993 ; Confessions d'un gang de filles, 1995), la jeune Legs se venge en bloc des tyrannies masculines et, dans la nouvelle I Lock MyDooruponMyself (1990 ; Un amour noir, 1993), Calla résiste à l'oppression subie par les Noirs et les femmes. Pourtant, malgré les tentatives d'annexion de Oates par la critique féministe, ses portraits de femmes ne cessent d'osciller entre deux visages de l'immaturité : celui de la fille soumise, acceptant la tyrannie d'un mâle alternativement protecteur et dévorateur et, à l'inverse, celui de l'insoumise qui refuse de vieillir, de grossir, de demeurer en place, l'éternelle fugueuse, celle qui « court toujours ». Cette ambivalence se retrouve dans son plus grand succès, Blonde (2000), d'après la vie de Marilyn Monroe, ainsi que dans The Tattooed Girl (2003 ; La Fille tatouée, 2006).
D’un genre et d’un livre à l’autre, c’est toujours le paysage intérieur qui intéresse Joyce Carol Oates. Avec le recueil de nouvelles intitulé Wild Nights! (2008 ; Folles Nuits, 2011), l’écrivaine s’efforce de retracer les derniers instants de la vie d’Edgar Allan Poe, Emily Dickinson, Mark Twain, Henry James et Ernest Hemingway. Récit autobiographique, A Widow’s Story (2011 ; J’ai réussi à rester en vie, 2013) est une chronique de deuil après la disparition de son premier époux, Raymond Smith. Dix ans plus tard, Breathe (2021 ; Respire…, 2022) évoque, à travers la fiction, la perspective du veuvage, expérience inspirée à l’autrice par le décès, après plusieurs mois de maladie, de son second époux, Charlie Gross. Autour de la mort de l’autre (mari, père, écrivain, etc.), Joyce Carol Oates a également publié plusieurs romans, de The Falls (2004 ; Les Chutes, 2005 – prix Femina étranger la même année) à Night. Sleep. Death. The Stars (2020 ; La Nuit. Le sommeil. Lamort. Les étoiles, 2021).
Le journal intime de cette écrivaine touche-à-tout et prolifique – avec au moins un ouvrage publié chaque année, en moyenne, depuis plus de quatre décennies –, The Journal of Joyce Carol Oates (2007 ; Journal 1973-1982, 2009), permet de saisir autant l’étendue de l’œuvre que[...]
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Écrit par
- Aurélie GUILLAIN : agrégée d'anglais, titulaire d'une thèse de doctorat en littérature américaine, maître de conférences à l'université de Toulouse-II
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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Média