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ONETTI JUAN CARLOS (1909-1994)

Une compassion infinie

Juan Carlos Onetti affirme paradoxalement : « Ma littérature est une littérature de bonté. » Le cynisme implacable de sa vision du monde ne serait donc pas une stratégie littéraire préméditée. « Quand j'écris, il n'y a pas de dogme. Je pense que la vie est ainsi faite ; s'il y a de la tendresse, elle apparaît ; s'il y a une position politique, elle apparaît, que l'auteur le veuille ou non. Mais ces choses-là ne se décident pas à l'avance, elles apparaissent d'elles-mêmes pour peu qu'elles existent dans la vie. » Onetti s'en remet donc aux mystères de l'écriture qui, pour lui, est moins un art poétique qu'un moyen d'exorciser tout le malheur du monde. « La seule chose qui compte, c'est qu'en terminant d'écrire cette histoire je me suis senti en paix, sûr d'avoir réussi ce que l'on peut espérer de mieux dans ce genre de tâche : j'avais relevé un défi et j'avais transformé en victoire l'une au moins de mes défaites quotidiennes. » Les récits de Juan Carlos Onetti sont en effet l'histoire des défaites quotidiennes de ses personnages. Leur échec est souvent celui de l'amour où se côtoient l'égoïste solitude masculine et l'indolente frivolité féminine, et qui donne lieu à toutes les turpitudes et perversions : infidélité, vénalité, proxénétisme, voyeurisme, fétichisme. On a parfois imputé à misogynie la représentation de la femme chez Onetti, alors qu'il se limite à la mettre en scène, au même titre que l'homme, dans sa médiocrité ou, par contraste, dans ses états les plus extrêmes : « Il en est toujours ainsi. Des saintes, des putains, et cet intermezzo que nous appelons femmes. » Destins interchangeables d'hommes et de femmes dont peu nous est dit sur leur apparence physique. Pas de portraits en pied ; parfois, surtout pour les femmes, seulement quelques sommaires indications au trait. Un nom ou un surnom suffisent le plus souvent à les identifier. Pour le reste, une vie intérieure proliférante en attitudes, gestes, mots, ébauches de sentiments qui semblent échapper à toute détermination psychologique rationnelle. Les personnages apparaissent et disparaissent à l'improviste dans la trame narrative, sans causalité apparente à première vue, comme soumis aux impondérables et aux cloisonnements des hasards de la vie telle que la conçoit Onetti dans ses romans. D'où ce sentiment, dans l'ensemble de son œuvre, d'un pullulement d'êtres erratiques. D'autant plus que, dans un souci d'extrême focalisation sur ces destins intermittents, l'espace qu'ils occupent n'est guère visuellement ni mentalement contrôlable. Tout au plus quelques brèves allusions incidentes nous situent-elles dans l'atmosphère caractéristique du Rio de la Plata, mais sans jamais tomber dans la convention du pittoresque local. En définitive, on se trouve plongé dans un espace fragmenté, sans solution immédiate de continuité, une juxtaposition de lieux-dits, de rues, de places, de cafés, de bureaux, de chambres, comportant peu de descriptions, encore moins de paysages.

Pourtant, à mesure que l'on avance dans l'œuvre, on voit se constituer l'unité et la cohérence de ce monde de l'absurde. Les variations répétées sur l'échec et la déchéance, ainsi que la réapparition d'un roman à l'autre des mêmes personnages (Larsen, Brausen, Diáz Grey... ), font qu'à la longue ces récurrences nous rendent homogène et familière cette étrange réalité. De plus, l'espace fragmenté mais identifiable de l'action va s'abstraire et se fondre en un lieu allégorique que, emblématiquement, Onetti nommera Santa Maria (qui rappelle plutôt Buenos Aires) ou Lavanda (qui évoque plutôt Montevideo), en une vaste métaphore de la grande ville au bord du grand fleuve tranquille. Avant que Julio Cortázar[...]

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Écrit par

  • : professeur agrégé d'espagnol, maître assistant à l'université de Toulouse-Le-Mirail

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