REIGL JUDIT (1923-2020)
Au centre de l’œuvre inclassable de Judit Reigl se trouve le corps : le corps représenté, parfois, le corps de l’artiste, toujours, le corps comme « sujet même de la peinture » (Jean-Paul Ameline). Aussi, ses tableaux, y compris les plus évidemment abstraits, portent, jusque dans leur pigment, la trace d’un rythme corporel, d’un geste humain.
Née le 1er mai 1923 à Kapuvár (Hongrie), Judit Reigl fréquente l’Académie des beaux-arts de Budapest (1941-1946) avant de bénéficier d’une bourse pour un voyage d’études en Italie (1946-1948). Alors que le pays est en pleine reconstruction, elle visite de nombreux chantiers de restauration de fresques de la Renaissance dont elle gardera un souvenir très vif. En 1950, dans la clandestinité, elle parvient après huit tentatives infructueuses, à fuir la Hongrie communiste et s’installe en France avec l’aide de son compatriote, le peintre Simon Hantaï. Celui-ci l’introduit auprès d’André Breton et du groupe surréaliste. Reigl, séduite par le principe de l’écriture automatique qu’elle transpose dans l’espace pictural, lui donnant un ancrage physique, réalise un ensemble de compositions nourries de visions puisées dans l’inconscient. Très impressionné, Breton organise une exposition de ces œuvres à la galerie À l’étoile scellée (1954) : « Vous êtes en possession de moyens qui me stupéfient de la part d’une femme, lui écrit-il alors non sans misogynie, et je vous vois en mesure d’accomplir des choses immenses. »
Reigl délaisse rapidement l’inquiétante étrangeté de l’iconographie surréaliste au profit d’une approche plus gestuelle. Ce sont les séries « Éclatement » (1955-1958) et « Centre de dominance » (1958-1959), comme autant d’explosions et d’implosions, dans lesquelles elle explore des thématiques qui lui sont chères, celles de la construction et de la destruction, de l’apparition et de la disparition. De ces séries naît une troisième, « Guano » (1958-1965), conçue à partir de toiles ratées, employées par l’artiste pour protéger le parquet de l’atelier, peu à peu encroûtées par des éclaboussures de peinture, et sur lesquelles elle intervient en grattant et raclant les couches successives. Dès lors, son travail se structure en séries, émanées les unes des autres, « comme un fleuve qui coule », pour reprendre une expression de Reigl dans une interview donnée en 2009 pour le Centre Georges-Pompidou.
Des motifs se révèlent récurrents, tels que le corps nu en suspension, souvent masculin et étêté, qui se manifeste d’abord dans « Homme » (1966-1972) et dans « Drap décodage » (1973) puis dans « Face à... » (1988-1990), dans « Corps sans prix » (1999-2001) et enfin dans « New York, 11 septembre 2001 » (2001-2002), inspirée des images tragiques de victimes des attentats sautant du World Trade Center pour échapper aux flammes. Le motif du passage, qui trouve peut-être son origine dans le souvenir du franchissement de la frontière hongroise en 1950, traverse « Déroulement » (1973-1980), série guidée par le rythme de la musique, et « Entrée-Sortie » (1986-1988), marquée par « la saturation de la couleur et de la matière » (entretien non publié de Judit Reigl, 1992). De même, elle s’intéresse à l’infini – « l’univers est mon corps », dit-elle encore en 2009 – et, avec lui, au macrocosme et au microcosme, qu’elle évoque dans Suites de « Déroulement » (1980-1985) (Hydrogène, photons, neutrons, 1984, collection particulière), scandées de lignes en continuelle évolution.
L’ensemble de l’œuvre de Judit Reigl est bercé par un mouvement perpétuel, de l’inconscient à la conscience, de l’abstraction gestuelle à la figure, de l’informe au signe. Dans des images tournées en 2010, il faut la voir, âgée de quatre-vingt-sept ans, à quatre pattes, le corps penché sur un grand lé de papier[...]
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Écrit par
- Camille VIÉVILLE : docteure en histoire de l'art contemporain, historienne de l'art, auteure