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SUPERVIELLE JULES (1884-1960)

L'Uruguay a donné coup sur coup trois poètes aux lettres françaises : Laforgue, Lautréamont, Supervielle. Trois hommes que tourmente une inquiétude métaphysique. De quoi imaginer quelque genius loci, ou jurer par Taine. Mais ce troisième Uruguayen était du Pays basque. Et, s'il est vrai que Paulhan, dans une lettre inédite à Supervielle, déplore que le Choix de poèmes (qui est de l'auteur lui-même) insiste sur le poète précieux aux dépens du métaphysicien, qui serait le vrai Supervielle, celui-ci n'écrivait-il pas à Etiemble combien il était heureux de voir que celui-ci l'estimait également comme poète domestique ? Ne serait-ce pas que ce poète, que plusieurs bons juges, dont Paulhan, tiennent pour le premier de sa génération, nul en effet n'a le droit de le « lier à quelque école que ce soit : philosophique, politique ou prosodique » (R. Speaight) ?

Dans les archives de Supervielle, j'ai relevé ce fragment d'une lettre qui lui fut adressée, le 8 mars 1927, par une familière de Rainer Maria Rilke, et selon laquelle « Rilke était très heureux de votre lettre (celle évidemment de Supervielle) que je lui ai lue. Peut-être qu'elle fut sa dernière grande et pure joie ! Il a levé son doigt en me regardant et il a dit : ce sera un grand poète duquel on parlera. Et combien il s'était réjoui de pouvoir lire votre livre : Le Voleur d'enfants. » Quelle pitié que les circonstances actuelles de l'édition ne permettent pas la publication in extenso de ce qui subsiste de la correspondance entre Supervielle et Paulhan. Pilar Supervielle l'avait confiée à Jeannine Kohn-Etiemble, afin qu'elle pût l'éditer avec le soin qu'elle avait pris pour les 226 Lettres inédites de Jean Paulhan adressées au signataire de cet article ! (Et quelle autre pitié que n'y figurent pas les premières lettres, qui doivent dater de 1927-1928, car c'est alors que les deux hommes se lient d'une amitié sans faille, et que Paulhan contribue à modifier la poétique de son ami : « [...] j'ai profité de ses remarques, qui m'ont paru justes la plupart du temps, et fécondes toujours », lit-on dans : Jules Supervielle-Etiemble, correspondance, 1936-1959, par Jeannine Etiemble, Paris, 1969 ; lettre du 8 décembre 1939, capitale pour l'intelligence du poète, qui, en quatre pages denses, fait le bilan de sa vie littéraire.)

Un poémier

Ce « hors venu du temps et de l'espace », qui de ses bras d'albatros bat l'air à gauches coups d'aile, ce « grand minotaure distrait » qui s'absente merveilleusement de tout ce qui l'ennuie, cet homme « le plus familier qui soit » et ce « personnage légendaire », impossible en effet de lui coller une étiquette.

Fantaisiste, ou anxieux ? abscons, ou pompier ? cosmique, ou domestique ? intimiste, ou métaphysicien ? Disons mieux, ou moins mal : fantaisiste et anxieux ; abscons (rarement) et pompier (quelquefois) dans ses premiers recueils, cosmique et domestique, intimiste et métaphysicien dans ceux de sa maturité, etc.

Pour ceux qui l'aiment et l'admirent tel qu'il vécut, tel qu'il survit en son œuvre, c'est d'abord mais sûrement un poémier à l'état sauvage, qu'une heureuse greffe, entée par Jean Paulhan, sut transformer en poète. Poémier-né, il devint peu à peu l'auteur – et combien ratureur, et combien docile aux conseils – de chacun de ses poèmes, sans jamais perdre les vertus qui le constituaient poémier de la pampa. Fragile et puissant comme l'ombú, cet arbre volumineux qui n'est pourtant qu'une herbacée : un cœur hésitant, des angoisses, et quelles insomnies, et cette mémoire en lui d'autant plus féconde, plus créatrice, que plus fortement oublieuse.

Alors que son siècle s'efforçait d'obscurcir le jour et l'évidence,[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV

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