SUPERVIELLE JULES (1884-1960)
Le poète
Supervielle ne parlait pas volontiers de ses premiers recueils. C'est qu'il ne devient maître de son métier que vers 1930. Dans son Choix de poèmes (1947), il eut pourtant raison de réhabiliter Débarcadères. En 1930, c'est Le Forçat innocent, dédié à Paulhan, son conseiller et l'un de ses plus sévères amis. Dès lors, Les Amis inconnus (1934), Oublieuse Mémoire (1949), Le Corps tragique (1959), etc., composent divers moments d'une Fable du monde (1938) qui serait aussi bien une Fable de moi-même, car le poète s'adresse aussi familièrement à ses humérus, à ses pulsations, aux ténèbres de sa chair, qu'aux arbres, au « dix de grive et au quatre de renard », à tout le jeu de cartes des animaux et même à cet Inconnu, ce Dieu de poète qu'à la veille de 1939 il supplie en vain de penser à l'homme. Lorsque Supervielle apprit que Descartes considérait son œuvre de philosophe comme une fable du monde (« la fable de mon monde me plaît trop pour manquer à la parachever »), il se félicita de cette rencontre, car il n'a jamais considéré que l'expérience poétique fût incompatible avec l'exercice attentif de la raison. Il citait volontiers le mot de Wilde sur l'esprit critique : « celui qui crée ». Quand on étudie les variantes des poèmes de Supervielle, on découvre que l'image se concentre de plus en plus ; que le poète ajoute rarement, supprime souvent ; que les poèmes en vers réguliers ne varient guère, alors que les vers libres changent du tout au tout ; que l'inspiration s'accorde en lui à l'artisanat, et que ce petit-fils d'horloger n'a aucun scrupule à polir, ajuster quelques vers des années durant afin de les amener à ce point exquis de précision et de simplicité où disparaît toute trace de l'effort qu'ils exigèrent : « Je pense de plus en plus à la cohérence, écrivait-il dès 1946, à la plausibilité du poème, aux trouvailles qui, loin de vous sauter à la figure, s'accrochent au texte, de toute leur force. »
Pour plusieurs écrivains d'aujourd'hui, Supervielle aura été, outre le poète de sa génération, celui qui, rendant à la vie un perpétuel hommage quand même, parce qu'il se réconciliait finalement, malaisément, avec la mort (« je te donne la mort pour sa grande clémence / et pour son contenu qui ne peut pas finir »), les aura guéris de la blessure que leur avait portée le Rimbaud du « je me révolte contre la mort ».
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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