BENDA JULIEN (1867-1956)
Pour avoir, plus d'un demi-siècle durant, obstinément, passionnément refusé presque toutes les modes philosophiques et politiques (en pleine ivresse bergsonienne, rédigé quelques pages irréfutables sur et contre la fameuse « intuition » sous laquelle il discerne quatre sens au moins à peu près inconciliables ; en pleine vigueur des camelots du roi, ou du roy, méticuleusement démonté les sophismes maurrassiens ; en pleine fureur surréaliste ou bien existentielle, rappelé aux hommes qu'il est une part en eux d'universel et que cette part, la raisonnable, n'est pas médiocre), celui qui non sans orgueil, mais avec un sens exquis de ce qui le constituait, s'était baptisé « l'homme libre » (« l'homme libre » antibarrésien, s'entend), et cela sous le nom grec d'Éleuthère, pour signifier ainsi son allégeance à l'Hellade, mourut nonagénaire sans avoir connu beaucoup mieux que le sarcasme et la haine, sans même avoir touché bon nombre de ceux qu'il aurait pu fortifier dans leurs résolutions raisonnables ou raisonneuses.
Un isolé
Cet aristocrate de nature et de goûts, qui tenait que « le peuple est sot et peut le demeurer », cet intellectuel qui ne pouvait servir qu'un « Dieu aux mains blanches » et n'éprouvait aucune espèce de considération pour le travail manuel, ce bourgeois autoritaire qui avouait pour l'armée, pour l'ordre, un goût en bonne part fondé sur l'esthétique, ce voluptueux qui se sentait si proche par son sensualisme des hommes du xviiie siècle, ce philosophe qui déplorait la fin de l'éternel, ce fixiste intransigeant qui répudiait équitablement la dialectique marxiste et l'intuition bergsonienne, ce rationaliste conscient d'être « inhumain », heureux de l'être, cet anarchiste qui, avec un histrionisme insistant, publiait son refus de « faire chorus », son inaptitude à le faire, et son adhésion au Etiamsi omnes, ego non, s'ingéniait à décourager les amitiés, les complicités, les copinages qui assurent aux gens de lettres le plus sûr de leur réputation, parfois même de leur gloire. Sans gêne, il se reconnaissait dans ces lignes de Lamartine sur Saint-Just : « Son cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourut odieux et maudit sans se sentir coupable. » Quasi nonagénaire, il obtint pourtant le prix de l'Unanimité, lequel, comme l'indique son nom, ne se décerne qu'à des écrivains sur lesquels s'accordent tous les membres du jury.
Juif hellénisé, Éleuthère n'était pas judaïsant. À la fin du xixe siècle, quand il fréquentait La Revue blanche avant de conclure amitié avec Péguy, il y rencontra une « classe de [...] religionnaires » pour lui haïssable en ceci qu'elle vivait persuadée de sa supériorité de « race », et trouvait naturel « l'asservissement des autres ». Sa raison condamnait le « traditionalisme juif », ce qui lui valut l'antipathie du « sémitisme militant ». Non pas qu'il reniât son ascendance ; il lui plaisait plutôt de retrouver en soi l'accord d'« une petite Juive du Marais parisien, pétulante, écrivassière » (sa mère) et de quelque « Juif du vieil Orient épris d'éternité » (son père). Alors que les Juifs lui reprochaient son éloignement de la synagogue, les nazis surent très bien lui attribuer l'étoile jaune, piller ses livres, ses papiers, ses fiches. Juif alors incontesté, incontestable, et qui retrouva du goût pour ses prophètes.
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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Autres références
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REFUS ET VIOLENCES (J. Verdès-Leroux) - Fiche de lecture
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- 1 646 mots
Il faut d'abord saluer le travail énorme, méthodique et maîtrisé de Jeannine Verdès-Leroux, qui entreprend, avec Refus et violences (Gallimard), de brosser le tableau d'une génération d'écrivains d'extrême droite. Personne, avant elle, n'avait inventorié cette masse de...