GRACQ JULIEN (1910-2007)
L'alchimie romanesque
Avec ses deux premiers romans, Gracq découvre son domaine. Il écrit en même temps des poèmes en prose recueillis dans Liberté grande (1947). Avec eux (il affectionne les « formats réduits »), il expérimente ses techniques de transformation ou de maquillage de textes antécédents, mais aussi des figures narratives auxquelles il donnera une plus grande extension (entre autres, celle calquée sur les figures des jeux de cartes, symétriques et inversées). Jusqu'en 1951, date du Rivage des Syrtes (commencé en 1947 et presque achevé en 1949), il cherche à mettre en compétition la matière romanesque et l'opéra, toujours en organisant des superpositions : ainsi le motif de la femme en blanc dans un jardin provient-il de Jules Verne (Le Château des Carpathes), de La Dame blanche de Boieldieu et de Femmes dans un jardin de Monet. L'échec de sa pièce de théâtre, Le Roi pêcheur, en 1948, qui reprend le thème de Parsifal, n'est sans doute pas pour rien dans le déplacement du modèle de l'opéra. Désormais, Gracq n'utilise plus de manière aussi ostensible des thèmes ou des gestes, ou même des « éclairages » empruntés au monde de la scène. Mais il gardera de la « leçon » wagnérienne la fascination pour « ces brèches si béantes et si éloquentes pratiquées dans la continuité du chant, brèches où il semble que ténors, basses et soprani sur la scène, et non seulement le public au fond de l'obscurité, se taisent pour laisser venir battre autour d'eux le flux de toute une marée sonore, comme s'ils faisaient silence, interdits, autour de la révélation confuse, qui déferle, de tout ce qui mûrit pour eux et pourtant hors d'eux » (En lisant, en écrivant).
Si Le Rivage des Syrtes doit être lu, selon son auteur, comme un prélude wagnérien, il n'en va plus de même de Un balcon en forêt (1958), même si son exergue est emprunté à Parsifal. Dans ce roman, les souvenirs personnels sont soumis à une alchimie qui les mêle véritablement au paysage. Gracq met au point sa technique du débordement, du décalage ou du « presque » qu'il explique dans La Presqu'île par une analogie, la transformation d'un détail de la tapisserie d'Esther et d'Assuérus dans l'église de Combray : « Il en allait pour lui comme pour ces images d'Épinal dont les taches colorées ne viennent jamais meubler que très approximativement le contour des silhouettes. » Les personnages semblent incorporés au fond, mais chez eux « l'émotion ne coïncid[e] jamais tout à fait avec sa cause ». À la « rapide superposition tonale » s'ajoute donc désormais l'art du décalage. En 1970 paraît le volume intitulé La Presqu'île, qui regroupe trois récits, l'un, homonyme, qui conduit la recherche de Un balcon en forêt à la limite où il n'existe plus entre le personnage et le narrateur qu'une marge minime ; « Le Roi Cophetua », où se trouve portée à l'extrême la technique du palimpseste ; enfin, « La Route », fragment d'un roman entrepris après Le Rivage des Syrtes et qui a tourné court : paradoxalement, cette expérience inaboutie désigne une nouvelle transformation de l'œuvre gracquienne, cette fois en direction du fragmentaire et du « nomadisme retrouvé » (Jean-Noël Vuarnet).
Les deux volumes de Lettrines (1967 et 1974) sont composés de textes généralement brefs, « impressions de voyage » à l'étranger ou en France, souvenirs de l'enfance ou de l'adolescence, réflexions sur le travail de l'écrivain ou sur des lectures. Cette répartition programme les publications à venir jusqu'aux Carnets du grand chemin (1992) : En lisant, en écrivant (1980), au titre éloquent (en écrivant on efface, en lisant on déroule le palimpseste avec ses couches superposées), Autour des sept collines[...]
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Écrit par
- Jean-Louis LEUTRAT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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Média
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