JULIETA (P. Almodóvar)
Un art du mélodrame
Comme de nombreux films d’Almodóvar, Julietaparle de deuil, d’abandon, de famille fracassée. Comme si, à travers ses portraits de femmes de plus en plus déchirées, il ne cessait de revivre le traumatisme d’un choc historique dont son cinéma de la Movida fut à la fois le symptôme et un des ferments. Plus encore que de Parle avec elle, Julieta se rapproche de La Fleur de mon secret, œuvre sobre et sourde dont le titre paraît inviter d’emblée le spectateur à déchiffrer ce que l’auteur dissimule derrière les péripéties romanesques et le chromatisme chatoyant de la forme. Dans Julieta, le rouge vif est toujours présent, comme la signature d’un peintre. Le jaune canari l’accompagne, mais ces couleurs sont contenues dans des formes aux contours nets – meubles, bibelots, effets d’éclairage, détails vestimentaires –, qui prennent leur place dans une composition de l’image dont la précision évoque de plus en plus Fritz Lang ou Alfred Hitchcock. Un exemple saisissant en est donné à voir dans la rigueur avec laquelle Almodóvar choisit de filmer les deux appartements de l’héroïne, qui représentent les deux morceaux de sa vie brisée ; le spectateur passe de l’un à l’autre, grâce à une lecture fluide, un balisage minutieux des indices, tout en visualisant la topographie de chacun des lieux. Rendu ainsi lisible, chaque élément du décor est dès lors perçu comme un recoin de l’imaginaire et de la psyché de Julieta, une pièce du puzzle que le spectateur finit par reconstituer avec un temps d’avance sur la protagoniste.
Cette même stabilité de la lecture permet à l’idée dramatique la plus déraisonnable du film de s’imposer à nous sans nous troubler : le passage d’une actrice à une autre (Emma Suárez et Adriana Ugarte) pour interpréter le même personnage, à la faveur de l’artifice d’une serviette de bain qui sèche des cheveux. Toute la logique paradoxale du film se cristallise dans cet instant de pure poésie, sans troubler le cours d’une intrigue qui se déroule comme un de ces mélodrames mâtinés de film noir qui fleurissaient à Hollywood dans les années 1940.
Cette référence esthétique et dramatique est revendiquée par le cinéaste, sans donner pour autant prétexte à un simple fac-similé. Il utilise plutôt ce à quoi l’inconscient du spectateur est accoutumé pour conduire insensiblement ce dernier à accepter d’autres formes, d’autres codes. Le mélo hollywoodien tel qu’il s’exprime chez Michael Curtiz (Le Roman de Mildred Pierce[Mildred Pierce], 1945) ou Douglas Sirk (Mirage de la vie[Imitation of Life], 1959) culmine dans la confrontation, qu’elle soit défi (Le Roman de Mildred Pierce) ou aveu d’un amour maternel et filial impossible (Mirage de la vie). Dans Julieta, Almodóvar construit la progression dramatique et humaine qui conduit à cette confrontation inévitable, mais en suspend l’issue. Sera-t-elle un défi ou un aveu, un déchirement ou une réconciliation ? Nous ne le saurons pas. Julieta s’achève au moment où cette confrontation va enfin avoir lieu.
Le mélodrame, même quand ce sont des « baroudeurs » comme Rainer Werner Fassbinder (Le Mariage de Maria Braun[Die Ehe der Maria Braun], 1979 ; Lili Marleen, 1981) qui l’abordent, boucle une boucle. Pour Almodóvar, au contraire, la résolution est sans intérêt. Seule importe la prise de conscience. En cela, le réalisateur pousse aussi loin que possible l’audace que Douglas Sirk dissimulait habilement au final de Mirage de la vie.
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Écrit par
- Christian VIVIANI
: historien du cinéma, professeur émérite, université de Caen-Normandie, membre du comité de rédaction de la revue
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Média