CORTÁZAR JULIO (1914-1984)
Littérature et engagement politique
Réaliser ainsi la synthèse de ce qui semble a priori inconciliable, c'est là une obsession constante chez Cortázar, et cette obsession va trouver une expression nouvelle dans le Livre de Manuel (1974) : « Personnellement, dit-il dans l'introduction de ce roman, je ne regrette pas cette hétérogénéité qui a même fini, heureusement, par ne plus me sembler telle après un long processus de convergence : si, pendant des années, j'ai écrit des textes relatifs aux problèmes latino-américains en même temps que des romans ou des nouvelles d'où ces problèmes étaient absents ou n'affleuraient que par la bande, ici et aujourd'hui les eaux se sont mêlées, mais il n'a pas été facile de concilier les deux courants... » Le Livre de Manuel met effectivement en scène un groupe et quelques individualités, comme dans tous les romans de Cortázar : or, si jusque-là le premier servait surtout de faire-valoir aux secondes, il n'en est pas de même dans le Livre de Manuel où l'habituelle marginalité du groupe cesse d'être purement « esthète » (comme elle l'est dans Marelle ou 62. Maquette à monter) pour devenir révolutionnaire. De ce fait, le groupe (la « Joda ») devient aussi important que l'individualité principale (Andrés), et c'est justement autour d'un conflit éthique entre l'un et l'autre que s'articule la matière du roman. Le problème posé est dès lors sensiblement nouveau par rapport aux préoccupations antérieures de l'écrivain : comment concilier ces deux besoins contradictoires, être en accord avec soi-même et agir avec les autres ? Comment répondre à un besoin impérieux d'action collective, efficace, sans renoncer à une part essentielle de soi-même ? On sent que Cortázar ne s'est peut-être jamais mis aussi pleinement en question que dans le Livre de Manuel, et c'est ce qui en fait l'importance particulière. L'auteur prête à Andrés son propre regard à peine transposé, faisant de lui un « intellectuel de gauche » revenu de presque tout, un esthète bien trop préoccupé par ses problèmes personnels pour leur préférer une action politique dont il ne voit pas toujours la valeur. Andrés est lié à ses amis révolutionnaires latino-américains et français par un même refus de l'ordre établi : mais il est rebuté par l'infantilisme de quelques-uns, le totalitarisme en germe de certains autres. Il envie pourtant leur foi en l'avenir, une foi qui s'exprime symboliquement dans la composition d'un recueil de coupures de journaux, un livre pour Manuel, l'enfant de deux d'entre eux : ces articles de presse (authentiques, et qui pour la plupart concernent l'Amérique latine) reflètent la violence et la bêtise d'un monde que tous espèrent transformer au profit de la génération suivante. Mais Andrés est trop profondément engagé dans l'existentiel pour s'en remettre à une idéologie et comme tous les héros de Cortázar il ne sait pas, pour sa part, où trouver cette vérité que tous recherchent. Balloté par des forces qu'il ne parvient pas à contrôler, il éprouve le sentiment d'un manque qu'il est incapable d'identifier : « Je suis un homme qui a une mission à accomplir, mais alors même que je le sais et surtout que je le sens, je n'ai pas la moindre idée de ce que peut être cette mission. »
Le groupe et Andrés suivent donc deux trajectoires parallèles, pratiquement indépendantes pendant la majeure partie du roman, et c'est là, de toute évidence, l'expression littéraire des propres contradictions de Cortázar. Puis, il semble que le jusqu'au-boutisme des uns et de l'autre va provoquer la convergence et la rencontre : alors que la Joda se lance dans l'enlèvement d'un diplomate sud-américain, Andrés parvient, à la suite[...]
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Écrit par
- Jacqueline OUTIN : agrégée de l'Université
- Jean-Pierre RESSOT : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles
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