JUSTICE (notions de base)
Bien que les enfants aient aisément recours à l’idée de justice en qualifiant souvent spontanément d’« injustes » tous les interdits qui font obstacle à leurs désirs, la notion de justice est l’une des plus complexes et des plus ambiguës qui soient.
Deux raisons principales expliquent cette ambiguïté. La première tient à la dualité des manquements que commettrait l’homme injuste : il est d’un côté celui qui bafoue les lois de la Cité et, de l’autre, celui qui, sans se trouver nécessairement dans l’illégalité, transgresse l’exigence naturelle d’un équilibre dans nos rapports avec autrui. C’est cette dualité que souligne Aristote (env. 385-322 av. J.C.) quand il écrit : « L’homme injuste est, semble-t-il, aussi bien celui qui agit contre la loi que celui qui veut posséder plus qu’il ne lui est dû, et même aux dépens d’autrui » (Éthique à Nicomaque, livre V). La seconde raison en est que l’une des définitions de la justice met l’accent sur l’égalité qu’elle promeut, tandis qu’une autre définition reconnaît la nécessité d’une inégalité dans la façon dont doivent être traitées les personnes. Alain (1868-1951) résume cette difficulté dans ses Propos (1912) : « Quelle étonnante ambiguïté dans la notion de justice. Cela vient sans doute principalement de ce que le même mot s’emploie pour désigner la Justice Distributive et la Justice Mutuelle. Or ces deux fonctions se ressemblent si peu, que la première enferme l’inégalité, et la seconde l’égalité. »
La première dualité a pu prendre historiquement la forme de l’opposition entre le « légal » et le « légitime », deux exigences qui non seulement peuvent ne pas coïncider, mais qui peuvent entrer en conflit aigu l’une avec l’autre. Quant à la seconde dualité, elle nous invite à faire éclater une notion dont l’unité est illusoire.
La coutume
D’où proviennent les évaluations qui permettent de qualifier d’« injuste » telle ou telle conduite ? En premier lieu, semble-t-il, de la tradition, des habitudes propres à chaque groupe humain, en un mot de la « coutume ». Si l’évolution des esprits a eu pour effet de dénoncer la fragilité de cette source, qui risque de conduire à un dangereux relativisme enfermant l’idée de justice dans les frontières d’une cullture spécifique, la coutume présente de nombreux avantages que Blaise Pascal (1632-1662) fut l’un des derniers, parmi les Modernes, à souligner. Sans doute, observe-t-il, on pourrait se mettre en quête de critères apparemment plus incontestables pour différencier les conduites humaines. Illustrant cette difficulté par un exemple qui relève de ce que l’on qualifierait aujourd’hui de « code de la route », Pascal pose la question de savoir comment déterminer la règle juste lorsque, de deux véhicules, l’un doit laisser le passage à l’autre. « Que l’on a bien fait, note l’auteur des Pensées, de distinguer les hommes par l’extérieur, plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à l’autre ? Le moins habile ? mais je suis aussi habile que lui, il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n’en ai qu’un ; cela est visible ; il n’y a qu’à compter ; c’est à moi de céder, et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen ; ce qui est le plus grand des biens » (Pensées, 319). L’essentiel n’est donc pas que le Juste apparaisse comme éternel, mais qu’il soit connu et accepté de tous les membres de la société, assurant ainsi la tranquillité de l’existence collective.
Si le monde des Idées de Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.), le domaine des vérités absolues et éternelles, nous était accessible, nous pourrions nous moquer d’une coutume qui varie d’une rive à l’autre de la rivière (« Vérité au-deçà des Pyrénées, [...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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