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JUSTICE (notions de base)

Dire le Juste

Quelle que soit l’origine de notre notion du Juste, et aussi hypothétique que soit l’idée d’une origine transcendante de cette idée, les hommes n’ont jamais vécu en parfait accord les uns avec les autres. Toutes les sociétés, à des degrés divers, ont été conflictuelles et ont vu leurs membres s’affronter sur de multiples sujets. Sauf à accepter qu’ils règlent leurs conflits par la violence, et à renoncer du même coup à sortir de l’état de nature, les hommes ont besoin de recourir à des « arbitres » pour régler leurs différends.

Imaginer une société absolument harmonieuse, comme l’ont fait les créateurs d’utopies, peut constituer une fiction dangereuse. Rêver d’un « homme nouveau »a souvent conduit au totalitarisme. À cela, il convient d’ajouter que les transgressions sont non seulement constantes, mais qu’elles sont logiquement nécessaires à la règle. Georges Bataille (1897-1962) formule à ce propos dans son ouvrage L’Érotisme (1957) un argument difficilement contestable : « La transgression organisée forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale. La fréquence – et la régularité – des transgressions n’infirme pas elle-même la fermeté intangible de l’interdit, dont elle est toujours le complément attendu. » Si les transgressions ne peuvent être éliminées, la présence d’un juge les sanctionnant est une exigence essentielle de toute société. C’est ce juge qui fait défaut dans l’état de nature, comme le souligne John Locke (1632-1704) : « Dans l’état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et qui ait l’autorité de terminer tous les différends, conformément aux lois établies » [...] Il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable d’appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l’exécuter » (Traité du gouvernement civil, 1689).

Cependant, si la présence de juges ou d’arbitres est nécessaire, ne se heurte-t-elle pas à deux obstacles majeurs ? Le premier est métaphysique à propos duquel Baruch Spinoza (1632-1677) a développé un raisonnement d’une grande originalité. Juger, remarque Spinoza, c’est inévitablement comparer ce qui est à ce qui aurait pu être. Or qu’est-ce qui nous garantit que ce possible que nous substituons au réel n’est pas le pur produit de notre fantasmagorie ? « Nous ne pouvons concevoir dans un objet aucune imperfection, sinon quand nous le comparons à quelque autre ayant plus de réalité » (Lettre XIX). Croire que le réel pourrait être différent et imaginer une réalité plus proche de la perfection, est-ce compatible avec l’idée d’une rationalité, voire d’une divinité de la Nature, assimilée à Dieu par Spinoza – « Deus sive Natura », « Dieu, autrement dit la Nature », affirme-t-il dans une célèbre formule.

Suffirait-il alors de nous débarrasser du divin ou de l’idée d’une divinité de la Nature, et de proclamer avec Nietzsche la « mort de Dieu », pour résoudre la difficulté ? Il ne le semble pas. Car, si d’un côté nous réglons le paradoxe soulevé par Spinoza, de l’autre nous nous privons de la seule référence incontestable qui pouvait accorder au Juge une infaillibilité. Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007) signale ce second obstacle dans son ouvrageLa Fiction du politique (1987) : « Il est sans doute encore possible de répondre à la question : comment juger ? Il ne l’est certainement plus de répondre à la question : d’où juger ? Au nom de quoi et de qui ? Car ce qui fait défaut désormais, ce sont les noms, et d’abord en effet les “noms sacrés” qui, de multiple manière, régissaient, et régissaient seuls, l’espace (public ou non) où se déployait la vie éthique. » Ne sommes-nous pas entrés dans une telle période, où tous les jugements se voient contestés ?

Ces impasses métaphysiques et le besoin[...]

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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