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JUSTICE SOCIALE

La naissance de l'envie

Égalitarisme et utilitarisme

La marche à l'égalisation des conditions, diagnostiquée au xixe siècle par Tocqueville, est un phénomène général qui, en France, a été rapporté à l'exigence d'égalité constamment reprise, sur le mode incantatoire, par la rhétorique révolutionnaire. Les cahiers de doléances, en 1789, sont constellés de réclamations qui portent sur l'égalité – des droits, des peines, des biens –, sur l'« admissibilité » du tiers état à tous les emplois civils, militaires, ecclésiastiques, sur « l'admission » de l'ensemble des citoyens, sans distinction, à tous les offices, charges et dignités. L'abolition des privilèges et la distribution des grades suivant les mérites et les services constituent des revendications quasi unanimes. La Révolution visait l'égale répartition du bonheur entre les citoyens ; elle voulait réduire entre eux les écarts qui sont cause de dissociation, restreindre l'inégalité des possessions qui avilit les hommes en excitant leur jalousie, bannir de l'État et l'opulence et la misère. En fait, elle a donné aux réflexions sur les questions intéressant la justice sociale une coloration essentiellement politique, en les axant sur l'opposition égalité réelle-égalité formelle, égalité de fait-égalité des droits, comme en témoigne, en 1831, Rœderer dans l'Esprit de la Révolution.

L'utilitarisme anglo-saxon a donné à la question posée une réponse différente. On la trouve principalement développée dans Principles of Political Economy (1848), On Liberty (1859), et Utilitarianism (1861) de John Stuart Mill. Avec le développement de la révolution industrielle, on ne peut se contenter de dire, comme Adam Smith, que liberté économique et égalité économique iront de pair. Avec l'avènement d'une société sécularisée, on ne peut plus faire de la pauvreté un effet de la Providence ; de nouveaux rapports sociaux se mettent en place qu'il faut mieux ajuster dans un souci d'équité. Les inégalités doivent être diminuées en frappant les fortunes non gagnées, mais la liberté individuelle ne sera pas bornée. Au moyen de l'éducation et du contrôle des naissances, le sort des plus défavorisés sera amélioré, sans que l'on en vienne à faire des pauvres des assistés par la philanthropie et la charité. On s'appliquera au total à concilier équité, justice sociale et efficacité économique. Il revient surtout au fondateur de l'Utilitarian Society d'avoir posé le principe d'utilité comme principe fondamental de la moralité.

Poursuivant, en effet, l'œuvre de Bentham et prolongeant l'eudémonisme de la morale platonicienne, il rompait cependant avec une conception purement égoïste de l'utilité et en appelait au sacrifice des intérêts particuliers : « Les utilitaristes doivent toujours revendiquer la morale du dévouement personnel [...]. La morale utilitariste reconnaît à l'être humain le pouvoir de faire, pour le bien d'autrui, le plus large sacrifice de son bien propre [...]. Le bonheur que les utilitaristes ont adopté comme critère de la moralité de la conduite n'est pas le bonheur personnel d'un agent mais celui de tous les individus. » Réalisation de soi et bonheur du plus grand nombre se trouvaient ainsi combinés dans une morale utilitaire et désintéressée. Au fondement de cette doctrine paradoxale, Mill plaçait le sentiment moral : « Ce sentiment naturel et puissant qui doit nous servir de base, il existe, précisait-il, et c'est lui, dès que le bonheur général est reconnu comme idéal moral, qui constitue la force de la moralité utilitariste ; ce fondement, ce sont les sentiments sociaux de l'humanité : c'est le désir de vivre en bonne harmonie avec ses semblables. »

Le problème[...]

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  • : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de L'Année sociologique

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