JUVÉNAL (65 env.-env. 128)
« La colère, a dit un sage, est l'affaire des dieux ou de Dieu, selon la préférence. » L'homme ne l'exerce jamais sans risques. Se manifester en fureur, c'est bien souvent, en effet, s'exposer au ridicule. Sur le plan littéraire de la satire, connaît-on jamais sa valeur et la juste portée de son offensive ? À cet égard, le mode satirique oscille toujours au point de rencontre d'un tournant du monde, de quelques traditions plus ou moins discutables et d'une personnalité qui les exprime. « Indignatio facit versus » (« C'est l'indignation qui produit les vers »), déclare Juvénal, lequel fait figure, dans les lettres latines, d'écrivain majeur pour le genre de la diatribe, à la suite de Lucilius, d'Horace, de Pétrone, de Perse, de Lucain, de son contemporain Martial, tous représentatifs de cette propension à la raillerie et à l'humour, qui est un des caractères essentiels de la mentalité nationale, d'origine ou assimilée. Mais, précisément, la question est de savoir ce que signifie au juste cette indignation du poète.
L'auteur des « Satires »
De la vie de Decimus Junius Juvenalis, né à Aquinum, en Campanie, on ne sait pas grand-chose, sauf qu'il était le fils, véritable ou adoptif, d'un affranchi au moins fort à son aise, qu'il passa, selon Suétone, la moitié de sa vie dans la fréquentation des rhéteurs, qu'il avait « déclamé » longtemps avant de commencer à écrire, qu'il eut Martial pour ami et qu'il fut peut-être exilé vers la fin de sa vie ; mais cela est plus que douteux et n'a, du reste, aucune importance. On s'accorde pour classer les Satires en cinq livres, non sans difficultés touchant le détail de la chronologie. Livre I : la vocation satirique, les hypocrites, les embarras de Rome, le turbot de Domitien, les parasites ; livre II : les femmes ; livre III : misère des professions libérales, la noblesse, les débauchés ; livre IV : les vœux, le luxe de la table, la véritable amitié ; livre V : le remords, l'éducation, les superstitions et le fanatisme de l'Égypte, le métier militaire (pièce incomplète).
On retrouve, mélangés dans ces écrits, les thèmes ordinaires d'un genre traditionnel : dénonciation des vices et des ridicules, attaques contre les déformations et les ignominies du temps présent (imputables notamment aux influences de l'Orient et au progrès du cosmopolitisme), éloge des antiques vertus et prédication de topiques moraux. Il n'y a là, dans le fond, rien que de très attendu. Une question nous sollicite davantage, qui a été nettement mise en lumière par D. Nisard : quand on y regarde de plus près, ce qui apparaît d'abord comme une « sainte colère » fait éclat à retardement, en une époque où les personnages directement mis en cause sont déjà « couchés le long de la voie Latine ou de la voie Flaminienne » : l'auteur n'attaque que des morts. Domitien, l'affreux, a disparu depuis quatre ans, et, si les mauvaises mœurs ont la vie dure, c'est au moment où les Antonins s'efforcent de remettre un peu d'ordre dans l'Empire que Juvénal lance ses foudres. C'est pourquoi l'œuvre du poète « apparaît pour ainsi dire en porte à faux sur son époque et en bonne partie inactuelle » (B.-A. Taladoire). Mais, tout compte fait, cela ne surprend guère. Quand on passe en revue les produits du « vinaigre italien » dont parle Horace et qui assaisonne volontiers les manifestations de la vie nationale, dans la réalité comme dans les lettres, on s'aperçoit qu'il est toujours versé avec une prudente mesure par les spécialistes de l'agressivité. Nequid nimis... Les Grecs avaient un autre mordant dans l'exercice de la fureur polémique. Certes, on ne connaît aucune loi de censure qui ait jamais été édictée à Rome[...]
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Écrit par
- Barthélemy A. TALADOIRE : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
Classification
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...versifiée, de la vie mondaine. Mais ici l'épigramme s'arme d'une pointe, et l'on retrouve des accents entendus chez Catulle – il y a bien longtemps ! Quant à Juvénal, qui écrit sous Trajan, il dénonce dans ses Satires la tyrannie de Domitien, et traite en hexamètres les lieux communs de la rhétorique.... -
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