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KABBALE

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Du XIIe siècle à 1492

Le « Sefer ha-bahir »

Après un très long silence dans la série des témoignages parvenus jusqu'à nous, une recrudescence des spéculations ésotériques apparaît au xiie siècle, en Europe cette fois, dans plusieurs centres, dont chacun est le foyer d'un courant particulier. L'un des documents les plus importants pour l'évolution de la mystique, et celui dont le transfert en Europe semble être à l'origine du renouveau doctrinal, est le Sefer ha-bahir ; il est constitué d'un assemblage de matériaux provenant d'époques et de sources diverses, dont les premières couches semblent provenir d'Orient et dont la dernière, contemporaine de la rédaction définitive, contient des éléments empruntés à la philosophie néo-platonicienne juive du xiie siècle (Abraham bar Hiyya, par exemple). Sous la forme d'une exégèse mystique allégorisante, attribuée à des autorités rabbiniques du iie siècle (surtout Nehunya ben Haqana), le Sefer ha-bahirdéveloppe une conception gnostique de l'univers. Les sefirot du Sefer Yeṣira, transformées en éons du plérome divin, réapparaissent revêtues d'une nomenclature symbolique empruntée au vocabulaire des écrits gnostiques, à la littérature des Heykhalot ou à la Bible même. L'influence des concepts gnostiques se reflète dans la symbolique de l'arbre cosmique, lieu d'origine des âmes, dans celle de la Sagesse hypostasiée, et surtout dans l'introduction, à l'intérieur du monde divin, d'un élément féminin, la Présence ( Shekina). Cette dernière entité, d'un symbolisme particulièrement riche, est à la fois l'aboutissement, la « mer » ou le « réservoir » des influences qui s'épanchent à partir des attributs supérieurs, le principe préposé au gouvernement du monde extradivin, et la communauté d'Israël hypostasiée. Sous ce dernier aspect, elle opère la jonction entre les mondes divin et terrestre et ouvre l'accès, pour ceux qui font partie de ce corps mystique, à une participation effective à l'économie des énergies cosmiques.

Le mouvement des ḥassidim d'Allemagne

Les spéculations du Sefer ha-bahir atteignirent d'abord les communautés rhénanes, où le livre fut connu par l'intermédiaire d'un membre de la famille des Kalonymides. La condition pénible des Juifs d'Allemagne pendant les croisades a contribué à préparer dans ce pays un terrain propice à l'éclosion d'un courant mystique intimement lié à la vie du peuple et qui, malgré la courte durée de sa période créatrice (1150-1250 env.), a exercé une influence durable sur l'évolution du judaïsme d'Allemagne. Le mouvement des ḥassidim est lié au nom des Kalonymides, famille originaire d'Italie et dont les membres ont donné pendant plusieurs siècles des chefs spirituels aux communautés de Spire, de Worms et de Mayence. Les trois personnalités qui ont créé le mouvement sont Samuel, fils de Kalonymos (milieu du xiie s.), son fils Juda le Ḥassid (mort en 1217), et le disciple de ce dernier, Éléazar de Worms (mort env. 1230). Les écrits de Samuel ont été en partie conservés ; ceux de Juda sont connus seulement sous la forme transmise par ses disciples. Éléazar de Worms a laissé une œuvre considérable, véritable dépôt de l'enseignement hassidique (Sefer ha-rokeaḥ, Ḥokmat ha-nefesh, écrits sur la prophétie, l'angélologie, commentaire sur la liturgie, etc.). Le témoin le plus important de ce courant est le Sefer ḥassidim, compilation de directives spirituelles qui reflète l'enseignement des trois fondateurs. L'éventail des thèmes y est bien plus large que dans la mystique des premières périodes. En plus de sujets relevant de la théosophie, et de la psychologie qui s'y rattache, les méditations sur les commandements et l'interprétation théologique de l'histoire font pénétrer les concepts mystiques dans l'existence quotidienne. Les méditations du ḥassid portent avant tout sur l'idéal de la vie religieuse, dont la réalisation est considérée comme supérieure à toute opération intellectuelle. Cet idéal, par l'attitude de sérénité parfaite, de renoncement et d'impassibilité qu'il requiert, a bien des affinités avec l'ataraxie stoïcienne, dont l'influence s'est exercée également aux origines du monachisme chrétien. Le contact continu avec ce dernier ainsi que les tendances ascétiques inhérentes au hassidisme ont favorisé l'adoption de certaines disciplines, des pratiques pénitencielles par exemple, dont l'apparition dans le judaïsme est un fait exceptionnel. La plus importante méthode spirituelle était l'oraison méditative, fondée sur des techniques qui exploitaient les particularités de la langue hébraïque (décompte de la valeur numérique des lettres, guematria ; interprétation des lettres d'un mot comme initiales des mots d'une sentence, noṭarikon ; permutation des lettres, temurah).

Dans le domaine doctrinal, les spéculations centrées sur la Gloire, manifestation du Dieu inconnaissable, présentent des tendances diverses où l'on peut distinguer trois groupes principaux. Dans le cénacle de Juda le Ḥassid, l'apparition de la Gloire, entité créée, est considérée comme le couronnement de l'expérience spirituelle du mystique. D'autre part, un document littéraire anonyme, le Sefer ha-ḥayyim, dont la conception émanatiste révèle des influences néo-platoniciennes et des affinités avec la kabbale d'Espagne, attribue à la Gloire une fonction cosmologique. Enfin, selon l'école du «   Chérubin particulier », dont le texte de base est l'anonyme Berayta de Yosef ben Uzziel, le « Chérubin saint » est la manifestation du Dieu inconnaissable et l'objet de tout anthropomorphisme scripturaire. La doctrine cosmologique des ḥassidim se fonde sur l'enseignement des Heykhalot et des textes du Ma‘ase bereshit de la période précédente. L'anthropologie est ordonnée autour de l'idée de l'archétype de l'âme, qui, préexistant sur un plan ontologique supérieur à sa carrière terrestre, est connaissable aux anges, aux démons et aussi aux prophètes. Cette doctrine porte la marque du néo-platonisme. La diffusion de ce dernier sera en outre favorisée par la traduction en hébreu d'œuvres philosophiques de penseurs juifs arabophones (Salomon Ibn Gabirol), par des traités de vulgarisation (d'Abraham bar Ḥiyya) et par des ouvrages de spiritualité (Baḥya Ibn Paquda, Juda Halévi) composés directement en hébreu. Il aura une influence déterminante sur l'évolution d'un courant contemporain du mouvement hassidique, mais d'une orientation très différente : la kabbale d'Espagne.

La kabbale d'Espagne

Les cénacles de Provence

Vers les années 1200, le midi de la France, agité par des tensions religieuses intenses et surtout par le catharisme, devient le foyer d'un épanouissement culturel exceptionnel des communautés juives, avec plusieurs centres d'études renommés en Provence (Narbonne, Béziers, Montpellier, Lunel, Posquières) ; au xiiie siècle, on en trouve en Catalogne (Gérone, Barcelone) et en Castille (Burgos). Bien qu'on ne puisse faire état d'une information biographique étendue, le nom et l'identité des membres les plus éminents en sont connus. Jacob Nazir de Lunel, Abraham ben Isaac (mort en 1179) et son gendre Abraham ben David de Posquières (mort en 1199), autorités religieuses de renom, ont laissé, parmi leurs écrits, des fragments d'enseignements théosophiques. Le fils d'Abraham ben David, Isaac l'Aveugle de Narbonne, que les sources contemporaines présentent comme le type pur du mystique contemplatif, est le premier lettré juif dont l'activité se limite à la kabbale. L'école de Provence annonce un renouveau doctrinal important. Ce sont surtout les écrits d'Isaac l'Aveugle (commentaire sur le Sefer Yeṣira), mais aussi les allusions contenues dans les œuvres de Jacob Nazir et d'Abraham ben David qui montrent que les spéculations, centrées sur le monde séfirotique, s'efforçaient de formuler la distinction entre l'aspect manifesté de la divinité – le Démiurge, en hébreu Yoṣer bereshit – et son aspect non manifesté – la Cause des causes –, inconnaissable à l'homme, même au sommet de la contemplation mystique. Ces écrits annoncent aussi une nouvelle technique de contemplation reliant les mots de la liturgie à la méditation sur les sefirot ; cette technique jouera un rôle central dans les branches tardives de la kabbale.

Le « cercle de ‘Iyyun »

Un cercle contemporain des cénacles de Provence, non encore localisé, appelé « cercle de ‘Iyyun », d'après son texte fondamental (Sefer ha-‘Iyyun), élabore un nouveau genre de littérature pseudépigraphique, qui est diffusé sous la caution d'autorités rabbiniques de la période talmudique. Ces textes, en grande partie encore inédits (« La Source de la sagesse », « Prière de Nehunya ben Haqana », « Midrash de Simon ben Ṣadiq », consultations attribuées à Haï Gaon), ont pour thème principal une mystique de la lumière, symbole de l' émanation, et témoignent de l'influence toujours grandissante du néo-platonisme. Alors que dans le hassidisme la psychologie seule portait l'empreinte de ce courant philosophique, avec les textes de ‘Iyyun et de la littérature du cénacle de Gérone, où les écrits de ‘Iyyun étaient connus et même utilisés, les concepts néo-platoniciens deviennent la base tant de la métaphysique que de la cosmologie.

Le cénacle de Gérone

Entre 1200 et 1260, Gérone est un centre actif qui compte parmi ses membres les penseurs les plus marquants de la kabbale : Juda ben Yaqar, Ezra ben Salomon, Azriel, Jacob ben Sheshet, Moïse ben Naḥman. Leurs écrits, presque tous édités et même en partie traduits, reflètent des différences d'ordre doctrinal d'un auteur à l'autre et aussi, pour la première fois dans cette littérature ésotérique, des différences de tempérament. En effet, si les auteurs hassidiques et les kabbalistes de Provence nous sont déjà signalés par certaines données biographiques, c'est à Gérone seulement que les mystiques juifs sortent de l'anonymat. Il s'agit de la première littérature ésotérique où la différenciation stylistique et idéologique des écrits permet de reconstituer la personnalité de chaque auteur. Les genres littéraires sont également plus variés. Outre des exégèses mystiques sur différentes parties de l'Écriture (sur le Cantique des cantiques par Ezra ben Salomon ; sur Genèsei, Qohelet, Job par Moïse Naḥmanide), sur les parties homilétiques du Talmud (commentaire sur les Aggadot par Ezra et Azriel) et sur la liturgie quotidienne (Azriel), on relève aussi des œuvres polémiques s'en prenant à des doctrines aristotéliciennes (Jacob ben Sheshet, Meshib Debarim Nekokhim) et le premier exposé didactique des doctrines kabbalistiques (Azriel, Commentaire sur les dix sefirot). L'influence du néo-platonisme atteint son apogée dans les œuvres d'Azriel. Sans parler des fragments de pseudépigraphes néo-platoniciens intégrés dans ses œuvres, plusieurs de ses expressions caractéristiques, et sa doctrine du Néant divin ou des Ténèbres suprêmes, source de la lumière de l'émanation, trahissent une connaissance, peut-être indirecte seulement, des œuvres de Jean Scot Érigène, dont la nouvelle période de diffusion, suivie d'une condamnation (1210), coïncide de près avec la période active d'Azriel lui-même (1220-1240).

À partir du milieu du xiiie siècle, et parallèlement au courant principal continué par les disciples de Naḥmanide (Méir Ibn Abu Sahula, Ibn Shu‘ayb), les tendances idéologiques se diversifient. Les écrits des frères Isaac et Jacob ha-Cohen, dont l'intermonde et les créatures démoniaques ou mythiques qui le peuplent constituent le thème central, attestent une réaction gnostique contre la kabbale néo-platonisante. Vers 1260, on trouve sous la plume d' Abraham de Cologne (Keter Shem Ṭob) la première mention d'une méthode de contemplation qui vise à compléter l'enseignement théorique sur les sefirot par une expérience spirituelle, fondée sur des techniques qui recourent aux noms divins et doivent conduire à l'illumination prophétique. Le plus éminent représentant de ce « kabbalisme prophétique » est Abraham Abulafia, disciple de Baruch Togarmi ; il a laissé, en plus des écrits relatifs à cette nouvelle discipline, une interprétation mystique du Guide des égarés, œuvre du philosophe Moïse Maimonide.

Le « Sefer ha-zohar »

Vers la même époque, entre 1260 et 1280, s'élabore le document littéraire fondamental de la kabbale d'Espagne, le Livre des splendeurs (Sefer ha-zohar). Diffusée sous la forme d'un assemblage pseudépigraphe d'homélies mystiques attribuées à des autorités talmudiques, cette œuvre fut restituée par la critique moderne à son auteur véritable, le kabbaliste Moïse de León, grâce à une comparaison philologique et idéologique avec les œuvres publiées par le même auteur sous son propre nom (L'Âme intelligente, L'Arche de témoignage, Le Sicle consacré). Des trois couches successives du Zohar, deux seulement sont de Moïse de León : le Midrash ha-ne‘elam, qui en constitue la première et qui est rédigé en grande partie en hébreu, dans le style d'une philosophie allégorisante ; et les pièces principales (Idra Rabba, Idra-Zuṭa), homélies mystiques écrites dans un araméen archaïsant dont le caractère artificiel trahit la reconstruction littéraire. La troisième couche (Ra‘ya mehemna, Tiqquney zohar) est postérieure à Moïse de León et présente d'importantes divergences idéologiques par rapport aux deux autres. Du point de vue doctrinal, le Zoharmarque un retour à la tendance mythologique des premiers documents de la kabbale (Sefer ha-bahir). Les spéculations sur les sefirot, enrichies d'inépuisables variations d'exégèse mystique, sont centrées sur les thèmes gnostiques du mal, dont la racine est introduite à l'intérieur même du monde divin ; sur la Présence, élément féminin du monde séfirotique, et son union avec l'Époux. Cette syzygie, qui assure l'unité du monde divin et son reflet, l'harmonie cosmique, exige la participation des énergies spirituelles du mystique par l'accomplissement des commandements. On possède un exposé systématique de la symbolique du Zohar dans l'œuvre principale d'un contemporain de Moïse de León, le kabbaliste Joseph Ibn Giqaṭilia (Sha‘arey Orah).

Cette période créatrice que fut le xiiie siècle est suivie d'un siècle d'intense activité littéraire consacrée aux élaborations doctrinales et aux commentaires des œuvres de la première génération ; les auteurs en sont Bahya ben Asher, Isaac d'Acco – de l'école de Nahmanide – et Menahem de Recanati en Italie. Vers le milieu du siècle, les œuvres de Joseph Ibn Waqar (1350) et de Juda ben Nissim Ibn Malka représentent un courant d'interprétation philosophique des thèses kabbalistiques. Ces tentatives en vue de concilier les doctrines aristotéliciennes et théosophiques sont les dernières productions originales de la kabbale d'Espagne. Déjà considérablement ralentie au cours du xve siècle, l'activité des centres espagnols s'éteignit définitivement avec l'expulsion des Juifs de la péninsule Ibérique en 1492. Le grand compendium kabbalistique de Méir Ibn Gabbay (Espagne, 1480) fut déjà terminé en exil (Derekh Emunah, 1530).

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