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KABĪR (1440-1518)

L'Expérience et ses voies

C'est le plus souvent en termes yogiques et plus particulièrement dans des termes techniques appartenant au vocabulaire des Nāths que Kabīr évoque l'Expérience et les voies qui y conduisent. Mais l'aisance avec laquelle il manie ce vocabulaire peut faire illusion sur la véritable portée de ses paroles. En fait, Kabīr n'attend rien des pratiques ascétiques et des recettes alchimiques des Nāths : c'est en vain que ceux-ci s'épuisent en litanies et en postures, et qu'ils mettent leur confiance – sans rien comprendre au yoga spirituel – dans de grossières amulettes : tel le gros anneau de corne ou de bois passé dans le pavillon de l'oreille, sifflet de corne pendu au cou et d'autres objets à signification ésotérique qui font partie de la panoplie des yogis Nāths, dits aussi Kānphata yogīn, « yogis à l'oreille fendue » :

Celui-là est le vrai Yogi qui porte son anneau en [esprit : Nuit et jour, il est éveillé ! En esprit sa posture, en esprit ses pratiques, En esprit ses litanies et son ascétisme, en esprit ses [paroles, En esprit son crâne, en esprit son sifflet, Allégrement il joue sur sa flûte la musique [silencieuse...

Leurs recettes d'immortalité ne sont qu'imposture : la Mort règne sur le monde – que Kabīr décrit comme une gigantesque balançoire :

Les myriades d'êtres vivants se balancent Tandis que la Mort médite : Des millions d'âges sont passés Et jamais elle n'a essuyé une défaite !

Kabīr croit connaître pourtant le secret de cette impossible victoire sur la Mort :

Mort après mort, le monde meurt – mais nul ne sait mourir ; Kabīr, nul ne sait mourir de telle façon qu'il ne meure plus !

Nul n'échappe à la corruption ou au bûcher funéraire, mais il est, avant celui-ci, une autre mort, que Kabīr appelle « la mort vivante » :

Si je brûle la maison, elle est sauvée, si je la préserve, elle est perdue : Voyez une chose étonnante : celui qui est mort triomphe de la Mort !

Pour Kabīr, le monde matériel, concret, est celui des apparences : Dieu, la Réalité unique, est immanent à l'univers, il est présent dans tous les corps, les âmes vivent en lui sans le reconnaître, telles des épouses qu'un aveuglement invincible empêchent de reconnaître l'Époux. Kabīr a de la vie temporelle et du monde une vision totalement pessimiste : aucune tendresse humaine, aucun lien familial n'a de valeur à ses yeux. Chaque être est seul devant son destin, perdu dans l'« océan de l'existence », c'est-à-dire dans le monde de la transmigration, source de douleur sans fin. Cependant Kabīr accorde une valeur symbolique à l'amour conjugal, et surtout à la souffrance de la séparation d'avec l'aimé. La situation typiquement hindoue de l'adolescente mariée dans la petite enfance et qui attend anxieusement le retour de l'Époux et l'union non encore consommée reste pour lui le plus parfait symbole de la condition de l'âme encore enchaînée dans les liens de l'existence, incertaine de son destin :

Elle tremble, elle tremble, la petite âme : Je ne sais ce que mon Époux va faire de moi... Voici que la nuit est passée – que le jour ne passe pas de même : L'abeille noire s'est envolée, c'est l'âge du canard blanc...

(par allusion à la couleur des cheveux, l'abeille noire symbolise ici la jeunesse, le canard blanc la vieillesse).

Toutes les « épouses » ne sont pas destinées à reconnaître l'Époux mais celle-là seule, dit Kabīr, « qui porte le signe sur le front ». Et le signe même de l'élection est l'angoisse de la séparation, une soif torturante, inextinguible :

O Mādhao, Tu es l'eau dont la soif me dévore, Au sein de cette eau, le feu de mon désir grandit, Tu es l'océan et je suis le poisson Qui demeure dans[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVe section)

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