KAFKA EN REPRÉSENTATION (mises en scène F. Tanguy et M. Langhoff)
Mis à part Le Gardien de tombeau, une pièce énigmatique et relativement méconnue, Franz Kafka n'a pas écrit pour le théâtre. On recense pourtant de nombreuses tentatives de porter son œuvre à la scène (Le Procès, créé dernièrement au festival d'Avignon par Dominique Pitoiset, l'atteste), et ses romans ont souvent fait l'objet d'une adaptation. La référence à Kafka, même si elle emprunte des formes diverses, fut en tout cas un phénomène notable de la rentrée théâtrale 1996.
On ne saurait pourtant parler d'adaptation au sujet de La Bataille du Tagliamento, le spectacle mis en scène par François Tanguy et le Théâtre du Radeau à Gennevilliers. Une page du Journal de Kafka, datée du 10 novembre 1917, lui donne son titre : « Rêve de la bataille du Tagliamento : une plaine, le fleuve n'existe pas vraiment, de nombreux spectateurs se pressent, très agités, prêts à courir en avant ou en arrière selon l'évolution de la situation » ; suit la description d'un combat évanescent et indécis qui met aux prises sur les rives du fleuve les troupes italiennes et austro-allemandes. Mais le songe de Kafka ne fournit à Tanguy ni un support textuel ni le contenu d'une fable, tout au plus un mode d'emploi. Ce rêve de guerre structuré comme une représentation théâtrale fait office pour le Radeau de modèle narratif.
Dès lors, inutile de chercher dans La Bataille du Tagliamento les éléments constitutifs d'une dramaturgie traditionnelle. À l'intrigue se substituent des séquences sans lien apparent ; les figures anonymes qui occupent ou traversent la scène n'apparaissent guère comme des personnages, sans compter que les phrases qu'ils échangent entre eux à voix basse sont à chaque fois rendues inaudibles par des bruitages et un air de Mozart, de Schumann ou de Verdi qui vient les couvrir. C'est peut-être ce refus du dialogue qui traduit le mieux ici un abandon de la forme dramatique et des enchaînements logiques. À leur place, Tanguy et ses acteurs instaurent comme une syntaxe onirique.
Le rideau s'ouvre sur un intérieur sans vie, fait de papier peint en lambeaux sur les murs, de chaises et de tables en désordre. Du fond de la scène, un homme traduit en allemand le texte français que lui souffle une voix off. Démarche propre à Kafka que celle de rendre étrangers les fonctionnements familiers, en l'occurrence le langage. Tanguy se plaît à jouer de cet effet d'étrangeté, et les apparitions d'une femme en blanc récitant dans le texte des morceaux de Hölderlin ou d'Ainsi parlait Zarathoustra ponctuent la représentation.
Jamais pourtant, parmi les derniers spectacles du Théâtre du Radeau, une part si prépondérante n'avait été faite au texte. Si le brouillage sonore vient à maintes reprises perturber les discussions des acteurs entre eux, cette opacité alterne avec la clarté de longs monologues adressés au public, pour la plupart empruntés à Charles Péguy (Deuxième Élégie, XXX). Mais Tanguy n'en tire pas de valeur prophétique. Si, comme dans Choral, son précédent spectacle déjà inspiré de l'écriture de Kafka, retentit l'écho des guerres d'aujourd'hui, son propos n'est pas d'inscrire les auteurs d'hier dans un vaste plaidoyer pour la paix.
La mise en scène de La Bataille du Tagliamento repose sur l'utilisation d'une forme jouant de l'antinomie (des figures d'anges-démons querelleurs à chapeaux melon, fonctionnaires assignés aux changements de décor et qui hantaient déjà Choral), du détail insolite (une table de nuit que l'on apporte avec le plus grand empressement à l'un des comédiens en train de monologuer), de la dissociation de l'action et de la parole. Son interprétation s'apparente dès lors à celle des rêves, et passe par le renoncement à la causalité logique, à l'enchaînement des événements,[...]
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Écrit par
- David LESCOT : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre
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