KALEVALA
Le fonds primitif
À l'évidence, l'intérêt du Kalevala, d'un point de vue scientifique, tient d'abord aux souvenirs anciens qu'il restitue, mais sous une forme obscure, en signes incertains dont le déchiffrement, pour passionnant qu'il soit, ne peut que rester conjectural. Des origines au xixe siècle, malgré cette forme qui se prêtait admirablement à la transmission orale, on devine aisément les innombrables déformations qu'ont dû subir ces textes, non seulement par la force des choses, mais aussi en vertu du contact avec d'autres peuples, d'autres cultures, dont les immixtions ou les interférences sont parfois encore visibles. À tous points de vue, il serait infiniment précieux de pouvoir remonter aux sources, mais tout au plus peut-on établir sans peine qu'un fonds primitif a présidé à l'élaboration de ces chants.
C'est visible d'abord à l'importance capitale du rôle que joue la magie dans le Kalevala : il baigne tout entier dans un flot occulte. Ce ne sont que charmes, sortilèges, incantations, illusions des sens, métamorphoses. Les Finnois passaient pour maîtres en cet art ténébreux et les grandes sagas islandaises, écrites au xiiie siècle, ne manquent jamais de le signaler. Pourtant, c'est là un trait caractéristique du Nord : la magie est la science qui rend supérieur celui qui la possède. Väinämöinen n'est jamais autrement nommé que « l'éternel sage » ou « le voyant vieux comme le temps » : par quoi il ressemble curieusement à Od̄inn (Odin).
D'autres traits sont d'une évidente antiquité. Le Kalevala a conservé au moins deux caractères qui attestent une origine sacrée. D'une part, il respecte le principe de symétrie ou de parallélisme propre au psaume oriental :
Malheureuse, quelle est ma vie, pauvre enfant, quel est mon destin ?M'en voici réduite à ceci :à jamais sous le ciel profond je serais bercée par les vents et ballottée au gré des vagues au milieu de ces flots immenses, au sein des ondes infinies. Kalevala I
D'autre part, il illustre le principe de l'improvisation dialoguée (ces poèmes faits de « thèmes de compétition dont le canevas était fourni d'avance », dont parle L. Renou à propos du Rig-Veda). Il en reste quelque chose, d'ailleurs : cette curieuse façon de chanter qu'évoquent de nombreux témoignages ; les poèmes se disent à deux, assis face à face, à califourchon sur un banc, les mains dans les mains et déclamant chacun un vers à tour de rôle tout en imprimant à son corps un lent mouvement de balancement. La Sturlunga Saga islandaise (xiiie siècle) offre également quelques spécimens de ce procédé.
Les éléments mythologiques fournis par le Kalevala plongent très avant dans le temps, non seulement parce qu'ils illustrent quelques thèmes symboliques bien connus – la lutte des Finnois contre les Lapons revient aussi bien à l'antagonisme primitif entre lumière et ténèbres ou entre bien et mal –, mais encore parce que nous connaissons les archétypes d'Ukko, dieu du ciel et de la foudre, de Tapio, dieu des forêts et de la chasse, des déesses Ilmatar, fille de l'air, Päivätär, fille du soleil, et Kuutar, fille de la lune. À ce titre, il se pourrait que Väinämöinen et Illmarinen fussent les derniers avatars, l'un d'un ancien dieu des eaux, l'autre d'une divinité archaïque des airs (il fait d'ailleurs penser au Völundr de l'Edda, lui-même réplique nordique d'Icare ou de Dédale). Et le Tuonela, fleuve du royaume des morts, ressemble fort au Styx. Le jeu des ressemblances et des analogies est toujours dangereux. On a bien affaire ici à un complexe d'origine indo-européenne, et les Finnois sont les seuls à attribuer la création du monde à un oiseau (un canard, Kalevala I).
Ainsi, par son caractère oral et fondamentalement[...]
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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