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JASPERS KARL (1883-1969)

Existence et transcendance

Savoir et limites

La philosophie est pour Jaspers suprêmement sérieuse. Elle engage l'être entier, elle est cet engagement même, avec la conscience de plus en plus claire que nous prenons de son caractère absolu. Mais c'est un engagement sans credo, puisque l'une des démarches décisives de la quête philosophique consiste à en démontrer l'impossibilité. Et c'est un engagement sans subordination à aucune autorité incarnée, institutionnalisée ou consacrée, fût-ce celle d'un livre ou d'un texte. C'est un engagement sans objet parce qu'il engage envers la vérité, et que la vérité ne saurait se réduire à un objet. La vérité, quand c'est bien elle que l'on veut, et non l'un de ses succédanés, échappe à toute possession : ni objet, ni sujet, elle est l'horizon d'être que vise toute connaissance déterminée, saisie à l'intérieur des conditions engendrées par la scission sujet-objet. Les connaissances particulières sont certes valables, relativement à un certain point de vue et à certaines méthodes, et, dans ces limites relatives, elles sont contraignantes pour tout esprit humain. Mais elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être la vérité. L'amour même des sciences suscite l'examen critique des conditions et des limites de leur validité, qui leur donne la transparence permettant, au-delà d'elles, l'interrogation philosophique.

On pourrait dire que la philosophie de Jaspers tend à expliciter ce que nous apprend sur l'être, et sur notre rapport à l'être, l'échec d'une ontologie. Mais, de même, toute science de l'homme, toute anthropologie est impuissante à saisir réellement son objet : l'homme est toujours autre chose que l'objet d'un certain savoir. Lui aussi existe en tant qu'homme au-delà de la scission sujet-objet, et donc des conditions de la connaissance scientifique.

La science n'en est pas moins non seulement une activité nécessaire, mais aussi une des conditions indispensables de toute quête philosophique authentique. Explorant l'ordonnance d'un univers dont la totalité lui échappe mais l'inspire et la guide, elle fournit à la conscience philosophique des « chiffres », à chaque époque renouvelés, que celle-ci apprend à lire comme autant de signes de l'être transcendant, et auxquels elle recourt pour le faire pressentir. Mais, surtout, en exigeant l'évidence rationnelle et la vérification expérimentale contraignante, la science maintient une norme d'évidence universelle qui ne cesse d'agir sur l'engagement philosophique – pourtant irréductible à la clarté rationnelle – comme un idéal inaccessible, mais indispensable, et donc comme un aiguillon que rien ne saurait émousser.

Aucune pensée moins que celle de Jaspers, cependant, ne tend à une synthèse scientifique universelle ou à une eschatologie totalisatrice de l'univers ou de l'histoire. Au contraire, le progrès des sciences ne peut, selon lui, que faire apparaître de plus en plus l'hétérogénéité de leurs méthodes et de leurs points de vue, et par conséquent leur discontinuité et leur pluralité essentielles. Ce sont d'ailleurs ces limites irréductibles qui sauvegardent les possibles de l'existence, dont la transcendance est à la fois l'origine, le sens et la fin, mais non l'objet, qui serait une totalité imaginaire.

Décision, communication, transcendance

Les décisions humaines ne s'imposent pas en vertu d'une nécessité impersonnelle, déductive ou technique, mais elles engagent absolument, hic et nunc, celui qui, en les prenant, actualise dans sa situation concrète, par son libre choix, sa possible existence. L'existence veut, opte, croit. Volonté, option, foi, autant de serments prêtés par l'existence à la transcendance, et qui[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire de philosophie à l'université de Genève

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Karl Jaspers - crédits : Karoly Forgacs/ ullstein bild/ Getty Images

Karl Jaspers

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