KARMAN
Les trois voies de renoncement
La première voie, la plus théorique sans doute, mais qui reste très présente à l'esprit de bien des hindous de haute caste, est celle qui partage la vie de chaque homme en plusieurs périodes et voue la dernière au sannyāsa : après avoir été étudiant brahmanique, puis maître de maison et père de famille, puis ermite forestier en compagnie de sa femme, le brâhmane peut devenir enfin un complet sannyāsin en renonçant à tous ses devoirs sociaux, à toutes ses attaches familiales, lorsqu'il a vu naître le fils de son fils. Ne pratiquant plus de rites, ne mangeant que de la nourriture sauvage et crue ou reçue en aumône, il réduit au minimum le karman. Cependant, c'est avant tout son renoncement qui fait que ce karman lui-même cesse d'engendrer de nouvelles renaissances : il représente en effet l'activité indispensable à la subsistance du corps, mais sans attachement à quoi que ce soit. La suppression de tout désir comme de toute aversion, le maintien scrupuleux de la pureté du corps et de l'esprit éteignent l'ego avant même la mort corporelle. Quand celle-ci arrive, l'ātman du renonçant, déjà libéré des bornes de son ego, se fond dans le brahman et ne s'individualise plus jamais en un corps. Ceux qui ont parcouru ces quatre états de vie en terminant par le renoncement ont sans doute toujours été en nombre infime.
À l'opposé, la plupart des hommes pieux s'installent sans effroi dans la perspective de renaissances indéfiniment renouvelées et acceptent de n'être pas mûrs pour la Délivrance. Tout leur effort porte alors sur l'acquisition d'un bon karman qui leur assurera les meilleures renaissances possibles : il s'agit d'accomplir strictement ses devoirs de caste de manière à renaître dans une caste au moins égale à la sienne, sinon supérieure. Quand on est brâhmane, on veut renaître brâhmane. La considération de la vie plus ou moins heureuse est seconde par rapport à la préoccupation de la caste. Le karman reste toujours essentiellement le rite, l'observance religieuse liée à sa caste. Et l'on attend de lui de bons fruits si l'on a été fidèle à ses devoirs.
Cependant, cette voie « mondaine », qui reprend la théorie du karman à son profit et justifie par elle la structure sociale ainsi que la poursuite de fins égoïstes, a été singulièrement fécondée par l'irruption, sous une autre forme, de la réflexion des renonçants : la Bhagavadgītā, livre de chevet de l'hindou pieux, est le texte fondamental où s'exprime ce troisième courant, et il n'est pas exagéré de dire que son message est omniprésent dans l'hindouisme et ne laisse pratiquement jamais subsister à l'état pur la seconde voie qu'on vient d'analyser. Dans la Bhagavadgītā, en effet, le dieu Kṛṣṇa enseigne une forme intériorisée du renoncement. Il ne s'agit plus de quitter le monde et de réduire les actes au strict minimum, mais bien de renoncer au fruit des actes tout en continuant à les accomplir au sein de la société à laquelle on appartient. On a souvent parlé de l'invraisemblance de ce discours adressé par Kṛṣṇa au prince Arjuna sur un champ de bataille où ce dernier doit affronter de proches parents devenus ennemis. Mais cette mise en scène est, au contraire, la dramatisation extrême de la situation de l'homme, du prince surtout, qui doit faire abstraction de tous ses sentiments personnels pour faire son devoir, c'est-à-dire, encore et toujours, son devoir de caste. Pourtant, ce faisant, il ne cherche plus un bien pour lui-même mais « le bien des mondes », à l'imitation de Dieu lui-même. C'est pourquoi son karman, accompagné d'un véritable détachement intérieur et du seul attachement à Dieu, ne porte plus de fruit sous forme de renaissances futures, mais le mène à la Délivrance. En fait, cette doctrine de l'action désintéressée[...]
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Écrit par
- Madeleine BIARDEAU : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)
Classification
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