MALÉVITCH KASIMIR (1878-1935)
Victoire sur le soleil
C'est l'opéra « zaoum » Victoire sur le soleil qu'il monte en 1913 avec ses amis Mikhaïl Matiouchine pour la musique et Alexei Kroutchenykh pour le livret qui lui fait entrevoir une toute autre direction. Certes, le texte lui-même est un exemple parfait de poésie transrationnelle (et le scandale de la première montre que l'assaut contre la logique – la victoire contre le soleil de la raison – fut ressenti comme inadmissible par le public), mais ce sont les décors et costumes géométriques de Malévitch qui constituent l'élément le plus neuf du spectacle. Les différentes toiles de fond ont toutes ceci en commun : deux carrés ayant un centre commun, le plus grand fonctionnant comme cadre et le plus petit comme champ d'inscription (la condition essentielle de la peinture, celle d'être une surface définie par ses limites, est isolée comme telle). La dernière de ces toiles de fond porte ce mouvement analytique à son comble : le carré intérieur de l'écran est divisé obliquement en deux parties égales, l'une blanche, l'autre noire – la ligne de démarcation entre les deux zones, imagerie cosmique oblige, étant légèrement courbe. Le signe pictural naît de la simple articulation binaire, du degré zéro de l'articulation, ce qui abolit du même coup l'opposition figure/fond (chaque moitié du carré inscrit fonctionne tantôt comme l'une, tantôt comme l'autre). Il n'y a plus « d'images », c'est-à-dire quelque chose existant a priori dans l'imagination du spectateur, puisqu'il n'y a plus de fond neutre, de réceptacle sur lequel l'image pourrait s'inscrire.
Certes, Malévitch ne fut pas immédiatement conscient de ce qu'il venait d'accomplir dans ce dernier rideau de scène pour Victoire sur le soleil, mais il n'a pas tort d'en avoir fait après coup la naissance du suprématisme (dire, comme certains spécialistes l'ont proposé, qu'il s'agit là de la représentation de l'éclipse du soleil, et seulement cela, c'est dénigrer toute réalité à cet effet d'après coup). Quoi qu'il en soit, quand, en 1915, Malévitch organise à Saint-Pétersbourg l'exposition Dernière Exposition futuriste : 0,10 inaugurant ainsi une nouvelle ère de la peinture moderne, il s'appuie sur l'acquis que représente pour lui ce décor d'opéra. Entre-temps, après avoir abandonné les expériences d'a-logisme pictural, il s'est de nouveau penché sur le cubisme. Les vastes aplats géométriques de couleur unie de Femme devant la colonne d'affiche, par exemple (1914, Stedelijk Museum), accentuent la frontalité cubiste et conduisent peu à peu à cette découverte essentielle : c'est la surface même du tableau qui constitue le degré zéro de la peinture.
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Écrit par
- Yve-Alain BOIS : professeur d'histoire de l'art à l'université Harvard
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Médias
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