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ISHIGURO KAZUO (1954- )

Les détours de la narration

L'Inconsolé (1995) marque un nouveau tournant dans l'œuvre d'Ishiguro. Plutôt que de verrouiller le récit par la voix d'un narrateur qui cherche à tout prix à maîtriser son discours, l'écrivain opte pour une forme plus chaotique et, sur un mode kafkaïen, suit pendant trois jours un pianiste renommé qui perd ses repères après avoir égaré son programme à quelques jours du concert qu'il doit donner dans un pays d'Europe centrale. Les références et métaphores musicales qui émaillent le roman trouveront un écho dans le recueil de nouvelles Nocturnes (2009). Le détective de Quand nous étions orphelins (2000) se débat lui aussi avec un passé sombre et chaotique et tente de percer le mystère de l'enlèvement de ses parents à Shanghai dans les années 1930, alors qu'il était âgé de neuf ans. La voix du narrateur adulte se mêle à la perspective enfantine tout en s'efforçant de gommer les dissonances du récit.

Comme ses précédents romans, Auprès de moi toujours (2005) multiplie les allers et retours dans le temps au gré des souvenirs de la narratrice dont on apprend que son destin et celui de ses camarades de pensionnat est de faire don de leurs organes sains ou bien de s'occuper des clones après qu'ils ont subi ces opérations et font face à leur mort prochaine. Cette contre-utopie intimiste et dérangeante, adaptée pour le cinéma en 2010 (Never let me go de Mark Romanek), soulève des questions éthiques qui font écho aux débats scientifiques contemporains sur le clonage, tout en exploitant les richesses narratives du suspens et du non-dit.

L'une des spécificités de l'écriture minimaliste et élégiaque d'Ishiguro est son penchant pour le détour, l'évitement, le louvoiement. À la confrontation brutale, il préfère le mode indirect. Une stratégie délibérée de diversion et de mise à distance de sujets douloureux, qui révèle aussi les difficultés relatives à toute entreprise d'exploration de l'intime et d'exhumation du passé. Tiraillés entre un désir de confession et une réticence à tout dire, ses narrateurs passés maîtres dans l'art de l'esquive usent de figures dilatoires pour contourner et détourner la réalité, et ainsi retarder la révélation des drames et vérités avilissantes qui les taraudent.

Comme Julian Barnes, Pat Barker, Graham Swift ou Salman Rushdie, Ishiguro appartient à cette génération d'écrivains qui émergea dans les années 1980 et entreprit d'explorer les zones sombres de l'histoire mondiale. Ses narrateurs reviennent non seulement sur leurs expériences traumatiques personnelles, mais s'interrogent aussi sur la manière dont une nation peut affronter les aspects cachés et honteux de son passé (le Japon militariste d'avant-guerre, la défaite de Nagasaki, le bombardement de Shanghai par l'armée japonaise, la montée du fascisme en Angleterre dans l'entre-deux-guerres). Sans sentimentalisme ni idéalisme, entrelaçant passé et présent, mais aussi histoires privées et collectives, les romans d'Ishiguro explorent avec pudeur les thèmes de la perte, de la culpabilité et de la nostalgie.

— Vanessa GUIGNERY

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Écrit par

  • : habilitée à diriger des recherches en études anglophones, professeure des Universités à l'École normale supérieure de Lyon

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Kazuo Ishiguro - crédits : The Asahi Shimbun/ Getty Images

Kazuo Ishiguro

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