KEILA LA ROUGE (I. B. Singer) Fiche de lecture
L’exil intérieur
La Pologne, encore sous domination russe à l’époque où se déroule le roman, n’offrait guère d’avenir : « Si, au xxe siècle, un Juif pouvait être accusé de meurtre rituel, si des hommes de loi et des universitaires pouvaient ouvertement affirmer que les Juifs utilisaient le sang des chrétiens pour confectionner des matzoth [pain azyme], alors, il était temps de fuir ce pays. » Les États-Unis, le Brésil, l’Argentine font rêver, ainsi que, pour certains, la Palestine. Keila et Bunem parviennent, non sans mal, à gagner New York, qui sera le lieu d’amères désillusions. En plus de la misère qu’ils y retrouvent, ils éprouvent un malaise profond. Pour Bunem, « tout semblait hostile, étranger ». Ce qui le perturbe, c’est que, dans cette ville, contrairement à Varsovie, il est impossible, par le vêtement et les manières, de classer les individus dans ce qui lui paraît être « une gare de triage » où tout le monde serait en partance. Quant à Keila, qui se sent profondément juive même si elle ignore tout de la tradition, elle souhaiterait, si elle le pouvait, retourner en Pologne. Effarée, elle constate qu’à Manhattan « les Juifs ne sont plus des Juifs. Même les Gentils ne sont pas des Gentils. Tout est si étrange, comme dans un livre de contes. » Égocentrique et prisonnier de ses contradictions, Bunem ne parvient pas à voir en Keila une femme prête à une métamorphose. Il la condamne – et se condamne lui-même – alors qu’un avenir serait possible. Lorsque Solcha, qui s’est évadée d’Arkhangelsk, le retrouve à New York et comprend la situation, elle lui dit : « Bunem, je n’aurais jamais cru que quelqu’un puisse tomber si bas si vite » et ajoute : « J’espère que c’est la dernière fois que nous nous voyons. » Elle fondera sa vie sur le militantisme dans un pays où « le dieu, c’est le dollar ». Bunem, lui, ne sait où se situer et ne voit d’issue que dans le suicide.
Les personnages de Keila la Rouge ne sont pas simplement réduits à des emplois comme dans les contes. En effet, le romanesque s’introduit ici à travers les failles, les hésitations et les angoisses. Max lui-même, personnage satanique par excellence, ne peut se déprendre de ses peurs ni de ses interrogations sur sa sexualité et déplore, dans des moments de lucidité, la vie fangeuse qu’il mène et dont il ne peut plus s’extraire. La noirceur du roman obéit à une logique qu’aucune grâce ne vient enrayer, illustrant puissamment les interrogations de Bunem sur les « silences » de Dieu.
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Écrit par
- Jean-Paul CHAMPSEIX : professeur agrégé, docteur en lettres modernes, habilité à diriger des recherches en littératures comparées
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