ANGER KENNETH (1927-2023)
Magie et rituels
Contrairement à Fireworks, qui relève de la culture populaire, Inauguration of the PleasureDome – certainement le film le plus envoûtant de la carrière d'Anger – paie son tribut à une forme de culture à la fois majeure et décadente. Des divinités grecques (Dionysos), égyptiennes (Isis), hindoues (Kali) président au réveil d'un grand mage, syncrétisme de toutes les mystiques, qui se livre à un rituel renvoyant aux pratiques ésotériques d'Aleister Crowley. Son baroquisme chamarré inspirera de nombreux cinéastes, dont Jack Smith, Carmelo Bene, ou Werner Schroeter à ses débuts.
Anger avait déjà pris ses distances avec la culture populaire grâce aux essais qu’il put concrétiser en France : Rabbit Moon (1950), une fantaisie qui mêle commedia dell'arte et références aux Enfants du paradis de Marcel Carné, et Eaux d'artifices (1953), déambulations éthérées d'une figure féminine dans un improbable xviiie siècle.
Rentré aux États-Unis en 1963, il tourne son œuvre la plus célèbre : Scorpio Rising. Ce film décrit, en treize fragments illustrés par des chansons du début des années 1960 (interprétées par Elvis Presley, Ray Charles ou The Crysals), l'éveil et le travestissement de Scorpio, un jeune Hell Angel, qui s'apprête à se rendre à une party homosexuelle avant de participer à un rallye de moto meurtrier. Le cinéaste revient aux motifs « populaires » de ses débuts, mais avec un regard critique et une distance qu'il ne pouvait avoir du temps de Fireworks, les cultures pop et gay étant alors quasi inexistantes. Dans Scorpio Rising, Anger pratique des collages à vocation contrapuntique et métaphorique. Le rituel (hérité d’Inauguration of the PleasureDome) qui préside à la préparation du motard est entrecoupé par des plans de Marlon Brando dans L'Équipée sauvage (Laslo Benedek, 1953) – film « pop-rock » avant la lettre – et par d’autres du Christ, extraits d'une vieille bande. Les chansons aux paroles mièvres sont brutalement recontextualisées par les séquences fétichistes et agressives qu'elles illustrent, donnant ainsi à la culture gay des icônes expressives toujours en vogue.
Puis, avec l’avènement de la culture hippie, Kenneth Anger pense que l’« ère du Verseau », de la nouveauté, initiée par Lucifer, qui est pour lui l’« Ange de la lumière », s’ouvre enfin.
Sans être directement narratifs, les films du cinéaste étaient, jusque-là, aisément abordables à travers trois étapes : l’éveil, la conjuration et le rituel. Au cours de la réalisation de Lucifer Rising, qui connaîtra trois versions, Anger prend à bras-le-corps l’enseignement occultiste de Crowley – c’est la première fois qu’il aborde directement la magie pour elle-même et non plus seulement pour ses expressions plastiques et poétiques – et réalise en 1967 une première version du film, dont les bobines lui sont volées par l’acteur-musicien Bobby Beausoleil.
En ces années 1960, Aleister Crowley devient populaire dans les milieux pop : les Beatles, les Rolling Stones et Jimmy Page, du groupe Led Zeppelin, le citent où s’y réfèrent. Avec les chutes de la première version du projet, Anger réalise Invocation of MyDemon Brother(1969) sur une musique de Mike Jagger. C’est la première fois que l’auteur utilise une musique originale dans un film. Il tient lui-même le rôle du mage. Il reprendra en 1973 Lucifer Rising (25 min) avec l’aide de Jimmy Page qui en composera la bande-son. Et c’est finalement Bobby Beausoleil qui fera la musique de la version définitive retravaillée (30 min) de 1980. Le montage est très sophistiqué et le film, tourné pour l’essentiel en Égypte, a tout du rite pour initiés.
Des années 1980 à sa mort, Anger a parcouru le monde pour accompagner ses œuvres, toujours très appréciées. Scorpio Rising est certainement[...]
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Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
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