ABOVIAN KHATCHADOUR (1809-1848)
« Les Plaies de l'Arménie »
La vie de Khatchadour Abovian explique et commande son œuvre de révolte, de refus, de mise en question. C'est une œuvre vaste, faite de poèmes épiques, de vers en langue classique et moderne, de fables, d'historiettes, de discours, de travaux ethnographiques, de traductions, le tout écrit en grande partie dans une intention didactique ou apologétique. Mais Abovian est l'auteur d'un seul livre, un roman qui fait de lui l'une des figures dominantes de la littérature arménienne : Les Plaies de l'Arménie.
C'est une épopée populaire, une suite de larges fresques aux coloris sombres et éclatants où déferlent de grandes vagues humaines, avec leurs bruits et leur odeur, leurs cris et leurs frémissements qui éblouissent et assourdissent. C'est la foule campagnarde de la province d'Erevan, grouillante et multicolore, avec sa grandeur et sa bassesse, sa noblesse et ses trivialités, d'où émergent les individus, les notables et les simples, les meneurs et les soumis.
Sous l'apparence du pédagogue méthodique, Abovian cache un tempérament passionné, une sensibilité brûlante, une soumission et un abandon aux séductions du verbe, qu'il manipule avec maîtrise et abondance, visiblement enchanté de son art truculent et savoureux qui aboutit à un style envoûtant et à des images hallucinantes. L'ironie n'est pas absente de sa peinture, mais une ironie faite plutôt de traits affectueux que de flèches ; on y trouve une profusion tout orientale, des longueurs et des répétitions, lorsque son imagination débordante perd pied et lorsqu'il « se sent rôtir », comme il dit, par le feu des sentiments « qui s'écument en lui ».
Le sujet des Plaies de l'Arménie est simple. L'action se passe aux plus durs moments de la guerre russo-persane. C'est l'histoire d'Aghassi, personnage réel, jeune paysan de Kanaker, qui a pris les armes contre les Persans. Le roman raconte ses exploits, sa vaillance, sa générosité, son martyre. C'est un cri de liberté, un monument de patriotisme échevelé, qu'une longue servitude, une cruelle oppression ont exacerbé. Mais ce sentiment, du moins en apparence, n'a rien de revendicatif chez Abovian. Sa confiance en la Russie est totale, son admiration pour le peuple russe sans limites. La patrie d'Abovian est une image idéalisée, une espérance immatérialisée par des siècles de rêves. « L'Arménie m'apparaît comme un ange debout devant moi, et me donne des ailes », dit-il dans la préface des Plaies.
Le grand problème pour Abovian écrivain était celui de la langue. Jusqu'à lui, tout ce qui avait été publié et qui comptait était en langue classique, la langue de la liturgie et des livres sacrés. Certes, des écrits mineurs paraissaient de temps à autre en langue vulgaire, en langue populaire. C'était mal vu et considéré comme signe de subversion. Abovian prit le parti, audacieux, d'écrire son roman en langue moderne, pour rendre accessibles au peuple les lettres et la culture, comme il l'expliqua dans sa préface. Sa langue, tout en étant ferme, est loin d'être pure. C'est la langue parlée en son temps par le menu peuple, fidèlement reproduite, émaillée de mots empruntés aux langues des peuples environnants. L'ouvrage, écrit en 1840, ne fut publié que dix ans après la disparition de l'auteur, expurgé par la censure impériale de toutes les parties où Abovian, bien que profondément croyant, fustigeait le clergé arménien borné et tyrannique. Sa résonance fut immense. Ce fut un tournant dans la vie intellectuelle des Arméniens orientaux : il était, désormais, permis d'écrire dans la langue de tout le monde. La qualité de l'œuvre imposa la doctrine.
Tout de suite après lui, vers les années soixante, la littérature arménienne orientale[...]
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Écrit par
- Kegham FENERDJIAN : homme de lettres
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