KILL BILL (Q. Tarantino)
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S'agit-il de deux films, ou d'un seul film divisé en deux parties, respectivement intitulées Kill Bill 1 et Kill Bill 2 ? Tout est envisageable, car Quentin Tarantino ne se limite même pas à cette alternative : il a également conçu une sorte de « Kill Bill 3 », destiné à une exploitation commerciale limitée, qui intègre des versions différentes de certaines scènes et des séquences inédites. Cette étonnante combinatoire repose, en fait, sur l'autonomie presque parfaite de chacun de ces segments. Ainsi, Kill Bill 1 et 2 se découpent en chapitres construits autour d'une unité dramatique et visuelle, fonctionnant comme autant de petits films à part entière. Plus de quatre heures d'images au total, qui aboutissent à une célébration du septième art selon Tarantino.
Pour que cette richesse d'inspiration se déploie, une condition est posée : la pauvreté du scénario, parfois seulement apparente, parfois bien réelle. Une jeune femme établit la liste des cinq personnes qu'elle est déterminée à tuer, et accomplit son projet jusqu'au bout, – jusqu'à Bill, le dernier sur la liste. Tout en respectant cette logique aussi implacable que minimale, les deux films construisent une narration qui déjoue la linéarité grâce à des flash-back habilement utilisés comme éléments de réponses à une série de questions laissées en suspens. De tous ces points d'interrogation, dignes des serials populaires du cinéma américain des années 1930 (qui s'inspiraient souvent de la bande dessinée, présente ici aussi), il en est deux auxquels Tarantino confère une importance particulière.
Tout d'abord, qui est cette jeune femme ? Dans Kill Bill 1, son nom est frappé d'interdit, la bande-son le masque quand il surgit. Innommable, elle n'en reçoit pas moins différents surnoms : La Mariée, Black Mamba ou encore Beatrix Kiddo. Autant de possibles identités qui suggèrent finalement la complexité de cette machine à tuer : une héroïne qui est à la fois du côté de la mort (elle a été tuée par Bill et son gang, elle se venge en rendant la pareille) et de la vie (elle a survécu aux balles de Bill, et elle découvrira que l'enfant qu'elle portait, avant d'être littéralement fusillée et de tomber dans le coma pendant plusieurs années, est lui aussi resté en vie). La profondeur de ce personnage, auquel l'actrice Uma Thurman s'emploie avec grâce à donner une dimension humaine, est redoublée par l'autre mystère du film : qui est Bill ? Dans le premier opus, il reste caché. Il n'est qu'une voix, mais surveille La Mariée, même à distance, comme une sorte d'ange gardien sadique. Dans le second, sa proximité avec elle devient plus grande : il est celui qui l'a formée, aimée, haïe, et qui en a fait l'ange annonciateur de sa propre mort. L'un et l'autre se reflètent en miroir, comme dans la scène étonnamment méditative où le titre du film s'accomplit. Quand Bill meurt, c'est aussi La Mariée qui disparaît, avec ses autres identités, pour laisser place à une jeune femme presque ordinaire, au début d'une autre vie.
Tarantino ne se hâte pas de préciser ce portrait : il choisit de faire apparaître la vérité de son héroïne au fil de l'action. L'essentiel étant pour lui de maintenir un rapport dynamique entre la légèreté revendiquée du film et l'intérêt profond qu'il y trouve, qu'il s'agisse de sentiments (toujours secrets chez lui, mais dans Kill Bill le trouble érotique des images est plus sensible que jamais auparavant), ou de cinéma. Chaque séquence offre son lot d'action spectaculaire et de violence, mais se développe dans la durée jusqu'à presque basculer dans une démonstration libre des pouvoirs de la mise en scène. Tout l'art de Tarantino est dans ce « presque », qui maintient l'équilibre entre film de genre et film d'auteur. Quand le défi artistique repose sur un débordement trop évident des lois du genre (comme dans la grande scène de combat qui occupe toute la dernière partie de Kill Bill 1), le cinéaste se soucie d'ailleurs de rétablir cet équilibre en donnant à l'action une tournure encore plus spectaculaire, au-delà des limites traditionnelles.
Comme les autres films de Tarantino, de Reservoir Dogs (1992) à Jackie Brown (1997), Kill Bill est aussi une cinémathèque qui se cache derrière la façade d'une salle de cinéma de quartier. Le premier opus, qui s'inspire des films de sabre japonais, met plus généralement en exergue le sens de la chorégraphie, qu'on retrouve dans Kill Bill 2 avec les emprunts aux films de kung-fu. Mais c'est surtout la forme du duel, venue du western italien, qui domine cette deuxième partie, plus classique et majestueuse, où s'illustre un cinéma du cadre, souvent du plan fixe, et de la parole, ravivant ce plaisir du dialogue qui est la marque de Tarantino. Cet Américain ouvert sur les cinémas du monde (dont le centre serait l'Asie et l'Europe) se place ici sous le signe de la transmission. La transmission, c'est aussi la vie, l'enfantement, un thème qui circule d'un bout à l'autre des deux films. Dans la toute première scène, La Mariée tue la première femme sur sa liste sous les yeux de la fille de celle-ci, une enfant. Dans la dernière, elle part avec sa propre fille, retrouvée, qui a visiblement hérité des gènes maternels et paternels (ceux de Bill) et qui aime les films de sabre japonais. Une héroïne en puissance, une promesse de cinéma.
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Écrit par
- Frédéric STRAUSS : journaliste
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