MOURATOVA KIRA (1934-2018)
La découverte de l'œuvre de la cinéaste Kira Mouratova fut un des premiers faits culturels importants de la perestroïka, qui suivit l'arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du parti communiste soviétique en 1985. Interdits, expurgés ou mal distribués en ex-URSS, ses films étaient totalement inédits à l'Ouest quand, en 1986, le congrès des cinéastes, présidé par Elem Klimov, permit leur diffusion, révélant la forte personnalité de cette cinéaste formée au VGIK de Moscou, l'école nationale de cinéma, et qui tournait depuis plus de vingt ans. Inscrits dans son histoire depuis sa naissance le 5 novembre 1934 à Soroca, ville roumaine devenue moldave, les bouleversements politiques permirent alors à Kira Mouratova de retrouver aux studios d'Odessa une liberté de création, bientôt mise à mal par le passage du cinéma soviétique à l'économie de marché.
C'est avec Brèves Rencontres (1967) et Longs Adieux (1971) que l'on apprit enfin à la connaître lors du festival de Locarno 1987. Précédé d'un premier long-métrage, Notre Pain honnête, coréalisé en 1964 avec son mari Aleksandr Mouratov et centré sur la description désenchantée du quotidien de quelques kolkhoziens, Brèves Rencontres est l'histoire d'une trahison amoureuse banale qui éclaire la propension de la cinéaste à transcender le réalisme documentaire : au-delà de la présence d'acteurs non professionnels soutenant une étude sensible des rapports sociaux, c'est la peinture de la solitude intérieure qui domine, à travers le portrait d'une femme délaissée qu'interprète Mouratova en personne (elle a également reçu une formation d'actrice). Longs Adieux impose la représentation caractéristique qu'elle donnera de son propre sexe : une femme blonde, forte, hystérique, ici une mère possessive qui fait basculer la peinture très vive des tensions familiales dans un paysage mental sans issue. Habité par la force des instincts (de survie et de mort, étroitement liés), le cinéma de Mouratova se donne déjà comme une épreuve de vérité, de lucidité.
La reconnaissance internationale que gagne subitement la cinéaste l'encourage à une audace formelle accrue, qui se manifeste dans Changement de sort (1988), adaptation d'une nouvelle de Somerset Maugham où le symbolisme ouvre sur le dérèglement, et surtout dans Le Syndrome asthénique (1989). Tranchant dans le vif de la fiction, Mouratova y fait surgir des éclats de vies brisées, unies par un long cri de douleur : une femme qui vient de perdre son mari maudit le genre humain avant de sombrer dans la folie de sa colère, un homme qui n'a pas la force d'affronter ses problèmes s'endort dès que la vie lui impose une épreuve. Le film affronte énergiquement la certitude de savoir l'humanité livrée sans rémission à l'insupportable, et Mouratova n'hésite pas à revendiquer ce choc visuel et moral comme le résultat d'un constat objectif : « [...] le squelette de la société apparaît avec ce que cela signifie d'atrocités visibles et d'images affreuses ».
Histoire d'un bébé trouvé dans un chou et dont on s'arrache la paternité, Le Milicien amoureux (1992) paraît réconcilier le cinéma avec son pouvoir de séduction, notamment grâce à une ouverture burlesque très entraînante, mais c'est pour assister en réalité à un retour à la cacophonie d'un monde où les cris ne font écho qu'aux cris, que ce soit pour obtenir un lit, l'eau courante, la reconnaissance d'un droit ou n'importe quoi d'autre puisque rien ni personne n'est à sa place et que tout manque. Enregistrant en plans fixes le désordre qui s'acharne sur des êtres voués à la sauvagerie, ce film stoïque annonce la rigueur froide de Trois Histoires (1997), où Mouratova filme trois assassins comme[...]
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Écrit par
- Frédéric STRAUSS : journaliste
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