KUROSAWA AKIRA (1910-1998)
Un pur chef-d'œuvre : « Vivre »
La vision du monde de Kurosawa s'inscrit donc dans un moule esthétique qui, à partir de structures théâtrales (influence du théâtre kabuki et surtout du théâtre nō), s'affirme pleinement cinématographique. Vivre, l'un des plus beaux films de l'histoire du cinéma, en fournit une preuve exemplaire. Film long et austère (deux heures et demie de projection sur le thème des réactions d'un homme dévoré par un cancer, face à la mort), mais film riche et dense, sans faille, sans concession, tapisserie où les fils s'enlacent dans une harmonie et une beauté tragique hors pair, preuve incontestable de la souveraine aisance avec laquelle Kurosawa a fait appel aux ressources du récit cinématographique moderne. Comme celle de Citizen Kane, la structure de Vivre évoque la figure d'un puzzle où les éléments esthétiques s'imbriquent étroitement les uns dans les autres pour reconstituer le dessin initial ; elle s'articule autour de deux grands ensembles, que sépare l'annonce, par le commentaire, de la mort du héros, Watanabe, le petit fonctionnaire, au moment où celui-ci a trouvé la solution à son problème : comment remplir les derniers jours de sa vie ?
Dans un premier temps, Kurosawa s'exprime par un commentaire en voix off, assez sec, qui pose le sujet et place le héros, objectivement, sous le regard du spectateur, en une évidente volonté de « distanciation ». Puis, tout au long de la première partie tendue vers la réalité de la mort (voir les plans symboliques des voitures et du tramway qui évitent de peu d'écraser Watanabe), les interférences établies par le montage entre le présent (les réactions du héros) et le passé (l'évocation de ses souvenirs) comme le style de tendresse avec lequel le cinéaste décrit le comportement de sa créature imaginaire tiennent lieu de commentaire et incitent le spectateur à revenir sur sa première opinion. Au cours de la seconde partie, l'échevin, par ses mensonges, les compagnons de Watanabe, par leurs jugements, leurs interrogations, leurs négations ou leurs silences, font le commentaire apparent. Mais une dialectique originale surgit alors au niveau esthétique entre les avis prononcés, et le comportement, les motivations profondes du héros que présentent les images. Celles-ci infirment les propos prononcés. L'image contredit la parole. Le passé évoqué sur l'écran – l'action courageuse de Watanabe – dément ce qu'affirme le présent : l'interprétation des faits que donnent les fonctionnaires au cours de la longue cérémonie de l'enterrement. La fin de ce pur chef-d'œuvre est bouleversante. En trouvant enfin un sens à donner à sa vie (la construction d'un jardin public pour enfants, acte dérisoire, mais dont la portée symbolique est évidente), un homme, jusqu'à présent confiné dans un rôle de « momie », est devenu ce qu'il devait être. Le buste s'est redressé, l'angoisse s'est enfuie qui défigurait le visage, et, aux portes de la mort, s'est affirmée une volonté inflexible d'exister.
C'est sans doute dans son premier film en couleurs, Dodes'kaden (onomatopée du bruit des tramways nippons sur les rails), que la générosité de la vision du monde de l'auteur prend son relief le plus accompli. Kurosawa pose sur les pauvres êtres d'un bidonville de Tōkyō un regard chargé d'une lucidité et d'une tendresse rarement déchiffrables à l'écran. Extraordinaire psychologie des profondeurs de l'âme, digne de celle de Dostoïevski, insérée dans un récit dont la structure d'ensemble, le rythme des séquences, la composition des plans, l'utilisation de la musique et de la peinture renvoient à la réalité d'un poème cinématographique.
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
Classification
Média
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