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KUROSAWA AKIRA (1910-1998)

Une esthétique de la guerre

Palme d'or du festival de Cannes 1980, Kagemusha renoue avec le genre jidai-geki en évoquant les luttes des clans, au xvie siècle, pour la conquête du pouvoir. Mais la triple réflexion proposée à notre attention sur la guerre, le « double » et le pouvoir, demeure toujours actuelle. L'évocation de la guerre – remarquable au plan pictural, tant la composition et les couleurs des séquences rappellent les plus grands peintres de la Renaissance – s'ordonne autour d'un double mouvement de fascination (beauté des casques, des étendards, des tuniques, des chevauchées, alliance de l'art militaire et de l'éthique du bushido et du zen) et de répulsion : avec ses plans d'ensemble des soldats et des chevaux qui n'en finissent pas de mourir, la séquence de la bataille finale suggère avec une force quasi hallucinante l'horreur et la cruauté de tout combat. La métamorphose du paysan, de bandit en kagemusha (« guerrier-ombre ») de Shingen, seigneur du clan Takeda, suit la progression du récit et débouche sur une prodigieuse dernière séquence où, incapable d'exister par lui-même, le double choisit une mort volontaire pour rejoindre l'âme de son maître. Admirable plan final en plongée du corps qui, transpercé d'une lance, croise dans l'eau du fleuve le drapeau-linceul d'un clan à jamais anéanti. Cet anéantissement du clan Takeda suggère, en définitive, que la quête du pouvoir, auquel Shingen avait consacré sa vie entière, et qu'il aurait voulu poursuivre au-delà de sa propre mort, ressemble à une illusion. L'esthétique de la guerre et de la conquête se soumet ici à une éthique de l'éternité.

Inspiré à la fois par Le Roi Lear et par un conte japonais, « L'histoire de Hidetora », Ran (1985) prolonge la réflexion sur le pouvoir en montrant quels liens peuvent se nouer entre celui-ci et la folie. Sentant le poids des ans, las de ses conquêtes antérieures, un vieux chef de clan, Hidetora, transmet l'exercice de l'autorité à ses trois fils. Taro, l'aîné, dirigera le clan, Jiro et Saburo recevant chacun un château et une part du royaume. Saburo, le cadet, se révolte contre cette décision, source d'affaiblissement pour le clan, traite son père de fou et se voit chassé. Fou, le vieillard va le devenir sous la pression des événements. Car la soif du pouvoir absolu est telle dans le cœur humain qu'elle suscite la volonté de tuer le père, dressant Taro et Jiro contre Hidetora, puis les deux frères l'un contre l'autre. Trois châteaux dessinent les cercles de la déchéance du vieux chef. L'assaut donné au troisième château, celui de Saburo, se déroule dans une vision d'Apocalypse – mousquets crachant des éclairs, flèches enflammées, corps abattus, cadavres sanglants, ciel crépusculaire – qui préfigure la disparition du clan lui-même, et le retour au chaos (ran) entraîné par la barbarie des hommes.

Cette prise de conscience de la déraison inhérente à toute conquête du pouvoir par la force et le sang provoque l'irruption de la folie chez Hidetora, exclu de ses propres terres, condamné à errer sur la lande, tel le roi Lear, en compagnie de son bouffon. Mais, en même temps, le désespoir du vieux chef s'ouvre sur un remords rédempteur. Sur la lande où les hautes herbes sont battues par le vent, le premier et l'unique mot de Hidetora est « pardon », adressé à toutes ses victimes.

Comme dans Kagemusha, l'influence de la peinture est manifeste dans Ran par la composition des plans, les cadrages et surtout les couleurs qui, inséparables des personnages et de l'action dont elles soulignent l'évolution, assument dans le récit une triple fonction : dramatique, picturale et symbolique

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma

Classification

Média

Rashomon, A. Kurosawa - crédits : Hulton Archive/ Moviepix/ Getty Images

Rashomon, A. Kurosawa

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