LEWIN KURT (1890-1947)
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Le mouvement des sciences humaines dans les premières années du xxe siècle se laisse caractériser par un conflit méthodologique opposant à des procédures expérimentales, sommairement élaborées sur le modèle des sciences de la nature, l'exigence d'une compréhension interne de phénomènes significatifs. Phénoménologie et psychanalyse, en dépit de leurs divergences radicales d'intérêt, s'accordent, en effet, dans la critique d'une conception mécaniste du psychisme. Mais elles prêtent elles-mêmes au reproche de ne pouvoir s'assurer de critères de vérification qui soient garants de leur statut scientifique. Kurt Lewin, confronté à ce problème dès 1910, n'a cessé d'en poursuivre la solution à travers les vicissitudes d'une carrière rompue et renouvelée par l'avènement du nazisme.
Issu d'une famille juive de la région de Posen, élève à Berlin de Carl Stumpf, expérimentaliste d'esprit descriptif, et auditeur de Ernst Cassirer, il travaille en liaison étroite avec le groupe de la Gestalt et doit quitter l'Allemagne en 1933 pour les États-Unis. Il y enseigne à l'université du Iowa la psychologie de l'enfant, avant de fonder le centre de recherches pour la dynamique de groupe au Massachusetts Institute of Technology. Préoccupé d'action sociale depuis sa jeunesse, il meurt à la veille de fonder à Jérusalem un centre de recherches sur la réadaptation, léguant à ceux qui l'ont connu le témoignage d'une passion scientifique et didactique et d'une volonté réformatrice conjointement soutenues par un unique dessein.
L'univers psychologique
Intimement solidaire d'une œuvre expérimentale progressivement étendue de la personnalité aux groupes restreints et, de là, aux sociétés réelles, l'entreprise théorique conçue par Lewin aux environs de 1920 s'est en effet donné pour fin de garantir aux sciences de l'homme non seulement la rigueur de leur méthodologie, mais aussi la spécificité de leur objet, gage de leur fécondité dans les secteurs les plus divers de la pratique. Et dans cette vue, elle a bénéficié du constant soutien d'une réflexion d'ordre épistémologique, portant au premier chef sur les implications de la relativité dans les domaines respectifs de la physique, de la psychologie, de la psycho-sociologie. Outre un apport classique à la physique théorique (concept de gen-identité), une telle confrontation a permis d'intégrer en une théorie unitaire du champ psycho-social les contributions de la phénoménologie et de la psychanalyse, la mise en perspective des processus garantissant et même élargissant leur détermination en tant qu'« expériences vécues », tandis que la critique relativiste de la métrique psychologique apportait un équivalent conceptuel à la notion de « stade libidinal » sous les espèces du « plus court chemin de satisfaction ».
Plus précisément, sur le fondement des travaux amorcés à Berlin dans le groupe des psychologues de la Gestalt, Lewin a systématisé de 1935 à 1938 une démarche d'explication à trois niveaux, topologique, hodologique et vectoriel, ultérieurement articulée aux procédures spécifiques de l'explication sociologique : à la représentation globale d'un « univers d'événements » psychologique répond la construction topologique des rapports d'ordre entre éventualités ; aux types de satisfaction libidinale, la construction hodologique de lignes d'univers psychologique sur le modèle des lignes d'univers de la physique relativiste ; aux activités effectivement poursuivies en vue d'un but, la représentation vectorielle des forces psycho-sociales.
Ainsi, le problème philosophique du sens des conduites trouve-t-il une formulation scientifique, en principe justiciable des normes de la vérification expérimentale dans l'esprit d'une dynamique d'esprit galiléen, opposée à l'esprit spéculatif ou aristotélicien comme à la description classificatoire selon les critères qui sont ceux de la science moderne : réciprocité entre l'assignation des lois et la prévision des occurrences individuelles, unification du champ de connaissance considéré, séparation entre les problèmes d'occurrence et de description qualitative, entre les problèmes de systématique et les questions historiques d'origine, élaboration d'un système constructif fondé sur un ensemble cohérent de concepts en interrelation.
Du point de vue psychologique, cette élaboration aura donc consisté en un élargissement de la théorie formulée par W. Köhler en 1920. De même que la théorie du champ de Maxwell est généralisée par la physique relativiste en vertu de la solidarité entre l'espace et le temps d'abord, puis entre l' espace-temps et son contenu, de même la question devait se poser de la généralisation du champ psychologique de la Gestalt, dans le sens d'une équivalence de tous les systèmes de référence personnels au regard de l'explication psychologique. Or, Lewin, élève de Ernst Cassirer, tient de son ouvrage fondamental de 1910, Substanzbegriff und Funktionsbegriff, la notion de la priorité des catégories ordinales et de la construction sérielle par rapport à la détermination quantitative. En 1922, un travail d'épistémologie comparée sur le concept de Genese lui en permet l'application aux séries existentielles en physique et en biologie. D'autre part, en 1909, Hermann Minkowski avait introduit dans la relativité la notion des lignes d'univers ; dans un article de 1923, Lewin formalise la notion de l'espace-temps de Minkowski sur le fondement de la représentation topologique des rapports d'ordre, conçus comme invariant sous-jacent aux relations quantitatives. Un échange approfondi avec Hans Reichenbach atteste la portée de ces travaux au regard de la physique ; cependant, de leur convergence avec les problèmes concrets de l'expérimentation psychologique surgissent les hypothèses directrices de la théorie de Lewin. En 1922, il scelle en effet la réfutation de la « loi d'association » par la critique de la « métrique » de Ach, subordonnée à l'assignation de séries ordinales ; et les principes de l'analyse des conduites s'en trouvent entièrement renouvelées : sous l'impulsion qu'il donne à un groupe d'élèves, Bluma Zeigarnik, Anitra Karsten, Tamara Dembo, Ferdinand Hoppe, certains des concepts fondamentaux de la psychanalyse : tension, investissement, défense, conflit, idéal, rendus justiciables des procédures de vérification empirique, se systématisent en une théorie cohérente de la personnalité et de ses interactions avec l'environnement ; à l'opposition spéculative du principe de plaisir et du principe de réalité se substitue une démarche constructive de sélection entre les possibles, dans laquelle converge, avec la méthodologie historique de Max Weber, le principe posé par Max Planck au fondement de la théorie des quanta. Dès lors se révèle dans sa pleine portée l'appareil conceptuel suggéré par la relativité : à la construction ordinale des investissements requis par l'économie de la personne s'ordonnera la topologie ; aux contraintes, l'hodologie ; à la détermination du processus actuel, la représentation vectorielle.
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Écrit par
- Pierre KAUFMANN : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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