SCHWITTERS KURT (1887-1948)
Merz ou le déchet fait art
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, tel le Père Ubu démolissant les ruines pour en faire de beaux édifices, Schwitters recueille des débris (fragments du réel, tickets d'autobus, morceaux de journaux, enveloppes de paquets de cigarettes, roues de voiture d'enfant, fils de fer, bois flottés, etc.), dont il va nourrir ses tableaux, ses assemblages et sa construction personnelle, rassemblés sous le même vocable Merz, qui apparaît dans le portrait du psychiatre Karl Aloys Schenzinger (daté du 13 février 1919). « Nous étions un peuple tombé dans la misère. On peut aussi créer en utilisant des ordures, et c'est ce que je fis en collant et clouant. J'appelai cela Merz, mais c'était ma prière au sortir victorieux de la guerre, car une fois de plus la paix avait à nouveau triomphé », explique-t-il.
Cette démarche procède d'un fort sentiment esthétique : à l'origine, se trouve la personnalité du choix rencontrant les qualités plastiques des matériaux dans un but concret. L'artiste choisit, distribue et enfin déforme en fonction de l'œuvre visée. De telle sorte qu'un tableau Merz n'est plus l'accumulation d'une boîte de conserve, d'un morceau de ficelle, de coupures de journaux, mais bien une seule et même unité. Cela vaut aussi bien pour l'œuvre graphique, plus nettement abstraite, où dominent la roue et l'oblique, que pour les assemblages de bois trouvés, conçus à l'initiative de Hans Arp.
De l'assemblage à la « construction », ce n'est qu'une question d'extension. Vers 1923-1924, Schwitters entreprend l'édification du Merzbau qui remplit progressivement son atelier et finit par déborder dans d'autres pièces. C'est une architecture en devenir (work in progress), inachevée « par principe », dit-il. Influencée par De Chirico (Le Grand Métaphysicien, 1917) et Johannes Baader (Plasto Dio Dada Drama, 1920), sa structure reflète celle de la nature, un paysage de Suisse. Le Merzbau est composé de colonnes dont l'une s'achève par un buste représentant sa femme Helga, l'autre par la tête de son fils mort en bas âge, et d'une suite de grottes, pour lesquelles l'artiste demande à ses amis d'apporter leur contribution. Le Merzbau va ainsi devenir le mémorial d'une vie entière d'accumulation. Un bombardement, en 1943, en a détruit toute trace. Les photographies qui nous en restent frappent par leur géométrie angulaire, évoquant une église gothique qui aurait accueilli les éléments épars d'une civilisation disparue. Le contenu détaillé (grotte du meurtre sadique, région de la Ruhr avec de la vraie lignite, l'invalide de guerre sans tête, etc.) justifie son autre nom : « Cathédrale de la Misère érotique » (ce dernier mot étant pris dans son sens freudien). Schwitters ne s'est jamais résolu à renoncer à cette construction-reflet de sa vie : il a tenté de la dresser à nouveau à Lysaker en Norvège, puis sur l'île de Man, enfin à Ambleside en Angleterre.
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Écrit par
- Henri BEHAR : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, fondateur du centre de recherches sur le surréalisme (université Paris-III, C.N.R.S.)
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