SCHWITTERS KURT (1887-1948)
« Poésure et Peintrie »
Deux ans après le lancement de Merz, Schwitters éprouve le besoin de souligner sa singularité, en consacrant la deuxième livraison de sa revue Merz (avril 1923) au concept de i. Selon lui, concept, matériau et œuvre d'art sont une seule et même chose. L'artiste choisit son œuvre au hasard dans la nature, il la distingue, la sélectionne, la distribue sur un support, sans la déformer ni l'arranger. Ainsi, Schwitters recueille dans une imprimerie des macules (feuilles de papier mal imprimées) et les encadre. Par son choix et par le cadrage qu'il lui procure, il souligne les qualités intrinsèques de l'objet : son rythme esthétique, sa valeur artistique. Si, selon la trop célèbre formule de Marcel Duchamp, « c'est le regardeur qui fait le tableau », pour Schwitters, c'est l'artiste lui-même qui repère l'objet et qui lui confère une valeur artistique. Qui décide ici, sinon celui qui se considère comme un artiste ?
À partir du concept de Merz, Schwitters cherche ainsi à réaliser un Gesamtkunstwerk, c'est-à-dire une œuvre d'art totale, qui engloberait tous les arts : peinture, poésie, sculpture, théâtre et architecture. Ce faisant, il s'oppose à la conception wagnérienne de la totalité que serait l'opéra. Pour lui, il s'agit d'introduire la confusion, d'effacer la frontière entre chaque discipline pour mieux exalter l'homme créateur. L'idéal eût été réalisé par le théâtre Merz (la scène, la salle, la représentation). Outre ses exposés théoriques, Schwitters a composé des pièces qui n'ont jamais été représentées de son vivant. De fait, tout ce qu'il a produit sous le nom de Merz représente cet idéal de l'art total, qu'il réalisa en lui-même et par lui-même. Seule manière d'atteindre à l'éternel.
Kurt Schwitters se voulant un artiste total, on n'est pas surpris de trouver dans ses écrits les mêmes caractéristiques que dans sa peinture, et réciproquement. C'est ce qu'il nommera plus tard (dans PIN) la peintrie ou la poésure. Anna Blume en est l'exemple parfait. « Oh toi, bien-aimée de mes vingt-sept sens, je te aime. / Toi tu te, je te, tu me. / Nous ? » Ce poème ironiquement romantique joue sur la forme des mots, accumule les banalités, les adresses absurdes au lecteur, auquel il prodigue des conseils de sagesse empruntés aux journaux, aussitôt contredits. S'inscrivant dans une certaine tradition poétique allemande (August Stramm, Lothar Schreyer...), c'est une tentative de poésie abstraite, de la même façon que ses tableaux sont composés de fragments écrits.
Par ailleurs à partir de 1922, Kurt Schwitters commence à interpréter devant toutes sortes de publics ce qu'il nommera son « Ursonate », que l'on est convenu de traduire par « Sonate de sons primitifs », bien qu'il s'agisse plutôt d'une poésie du temps où la parole et le chant n'étaient pas encore distincts. Une poésie d'avant Babel, faite de sons isolés, sans aucun souci de signification. L'effet produit était assuré : hostile ou amical, le public ne pouvait rester indifférent. Tous les témoins s'accordent à dire que l'on se laissait gagner par l'assurance, l'enthousiasme et la force communicative de l'interprète. L'enregistrement phonographique qui en a été conservé est là pour le prouver : nul autre ne pouvait dire ce texte dans toute sa dimension sonore. Il a été publié dans sa forme définitive dans le dernier numéro de la revue Merz (1932), mis en page typographiquement par Jan Tschichold.
Rien de plus concerté que cette sonate, classiquement divisée en quatre mouvements, rondo, largo, scherzo et presto, avec une cadence, une introduction et un finale. Rien de plus déconcertant, aussi, que cet usage concret de la[...]
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Écrit par
- Henri BEHAR : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, fondateur du centre de recherches sur le surréalisme (université Paris-III, C.N.R.S.)
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