L'ACACIA, Claude Simon Fiche de lecture
Ressusciter les fantômes du passé
Claude Simon a toujours professé une grande admiration pour Proust, qui, selon lui, « évacue purement et simplement l'anecdote ». C'est ce que lui-même fait ici : l'écrivain n'invente rien, mais ressuscite tout un passé enfoui à l'aide de souvenirs de famille, de souvenirs personnels, voire de souvenirs de souvenirs. Grâce au prisme de la mémoire, la littérature permet de faire renaître le passé, de le revivifier. Et, de fait, toute l'œuvre de Claude Simon a pour ambition de fouiller ce passé, d'en extraire des images, d'en faire resurgir les fantômes. Dans L'Acacia, les figures qui l'obsèdent sont les mêmes que celles qui hantent le reste de son œuvre : vieilles femmes en noir attendant les hommes partis à la guerre (L'Herbe, 1958 ; Les Géorgiques, 1981), soldats en déroute perdus dans la boue (La Route des Flandres, 1960), violences de l'Espagne de 1938 (Le Palace, 1962), paysages du Jura (Triptyque, 1973), cartes postales anodines, témoins dérisoires et précieux du passé (Histoire, 1967). À cette différence qu'ici toute invention romanesque est bannie. Comme le dit Claude Simon lui-même : « Il y a une évolution sur ce plan dans mon œuvre, elle se fait par la disparition progressive du fictif, ce qui ne laisse qu'une étroite marge de manœuvre. J'essaie seulement de raconter au mieux des histoires et des souvenirs, de décrire des choses, des images. Je pense souvent à la réponse de Cézanne quand on se livrait à des interprétations de ses Baigneuses. Il disait „J'ai simplement voulu rendre certaines attitudes“. Comme toutes les contraintes, celle de renoncer à la fiction est très fertile. »
Ainsi, L'Acacia accomplit ce miracle d'être un livre totalement autobiographique où jamais le pronom « je » n'est écrit, un quasi-roman d'éducation dont le personnage central n'est pas nommé, une presque saga familiale dont les héros sont anonymes, mais particulièrement émouvants, simplement parce qu'ils nous sont restitués grâce à une accumulation de détails, qui forment un étroit réseau de relations et d'échos.
À l'image des Géorgiques, L'Acacia apparaît construit comme un morceau de musique ; à la chronologie narrative se substitue simplement une suite de thèmes récurrents, répétés, amplifiés, modulés tout au long du livre. La phrase même de Claude Simon n'est pas étrangère à la construction de ces harmoniques. Sensuelle, complexe (on a pu la comparer à celle de Faulkner), elle roule dans sa pâte une multitude de sensations et de détails, de plus en plus précis et affinés : mêlant impressionnisme et descriptions minutieuses, elle apparaît véritablement expressionniste, aux antipodes de la sous-conversation de Nathalie Sarraute comme de la sécheresse de Robbe-Grillet.
Claude Simon s'impose ainsi comme un écrivain lyrique, un conteur capable de tenir le lecteur en haleine uniquement par le tissage savant de ses phrases. Comme dans Féerie pour une autre fois et Normance de Céline, ces expériences fascinantes poussées à la limite, il parvient, avec une intrigue réduite à sa plus simple expression, à construire une cathédrale d'émotions qui repose uniquement sur la force du style et des images. Dans son oscillation continue entre plasticité et rigueur, Claude Simon est presque le seul à aboutir dans son projet de restitution de strates enfouies du passé. Après l'époque des « fictions », des inventions de « scénarios » romanesques qu'étaient les livres compris entre Le Tricheur (1945) et Histoire (1967), avec des sommets comme Le Vent, L'Herbe, La Route des Flandres, après le temps des expérimentations techniques et structurales (La Bataille de Pharsale, 1969 ; Les Corps conducteurs, 1971 ; Triptyque, 1973 ; Leçon de choses, 1975),[...]
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Écrit par
- Christophe MERCIER : ancien élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégé de lettres modernes, éditeur
Classification
Média
Autres références
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SIMON CLAUDE (1913-2005)
- Écrit par Christine GENIN
- 3 134 mots
- 2 médias
Les trois derniers livres seront encore plus intimes et « à base de vécu ». L’Acacia (1989) s’inscrit dans le prolongement direct d’Histoire, puisqu’il se clôt sur le motif de l’acacia, incipit d’Histoire. Le roman s’ouvre sur l’image d’un enfant cherchant avec sa mère la tombe de...