L'ACCORDEUR DE TREMBLEMENTS DE TERRE (S. et T. Quay)
Il faut décrypter L'Accordeur de tremblements de terre à l'aune des précédents films des jumeaux Stephen et Timothy Quay (nés en 1947), cinéastes américains, vivant et travaillant à Londres, et en particulier de leurs courts-métrages d'animation tridimensionnelle et de marionnettes. Lorsqu'ils découvrent les films de Luis Buñuel, Ingmar Bergman, Carl Theodor Dreyer, Andrei Tarkovski et La Jetée (1962) de Chris Marker, les deux étudiants en art pensent qu'ils doivent parvenir à créer, avec un module qui leur soit propre, des œuvres proches de ce cinéma personnel.
Ne se sentant pas l'âme suffisamment « littéraire » pour bâtir des scénarios sur le papier, ils commencent à réaliser des courts-métrages d'animation avec des objets de récupération, et des poupées chauves, lacérées ou érodées comme chez le peintre Hans Bellmer. Un voyage en Europe parachève leur métamorphose : ils se familiarisent avec la prose de Franz Kafka, Robert Walser, Bruno Schulz, Hoffmann (toutes références présentes dans L'Accordeur de tremblements de terre, 2006) et les films d'animation de maisonnettes de Walerian Borowczyk, Jan Svankmajer ou Jirí Trnka. Ils s'établissent définitivement à Londres à la fin des années 1970 et fondent, avec Keith Griffiths, la société de production Koninck Studios qui leur permet d'achever leur premier film personnel, NocturnaArtificialia (1979). Les frères Quay entrent définitivement dans la sphère des réalisateurs singuliers en 1986 avec La Rue des crocodiles (Street ofCrocodiles) : une incursion stylisée dans l'univers autarcique de l'écrivain galicien Bruno Schulz (1892-1942), une de leur référence majeure. Les thèmes centraux qui habitent les œuvres des frères Quay tournent autour de l'angoisse existentielle dans ses rapports à l'acte créateur. L'Accordeur de tremblements de terre, largement inspiré du roman L'Invention de Morel (1940) de l'Argentin Adolfo Bioy Casares, transpose, en une synthèse quasi parfaite, toutes leurs préoccupations formelles, stylistiques, existentielles.
Quelque part dans un xixe siècle mythique, un aliéniste, le docteur Emmanuel Droz (interprété par Gottfried John), enlève, en plein concert, et à la barbe de son fiancé Adolfo (César Saracho), la diva Malvina van Stille (Amira Casar) dans l'intention d'en faire la muse de l'opéra méphistophélique qu'il est en train de composer. Afin de réaliser son projet, le savant doit remettre en état sept automates, attaqués par la rouille et la moisissure, et qui fonctionnent avec le cycle des marées, ou encore au gré de divers chants et musiques. Dans ce dessein, Droz convoque l'accordeur de pianos Felisberto, qui ressemble comme un jumeau ou un sosie à Adolfo, le fiancé de Malvina. Cette dernière est tuée pour être transformée en figurine comparable à celles qui peuplent l'étrange villa-mausolée au nom sibyllin d'Azucena. Mais chez les frères Quay, on ne meurt jamais tout à fait : chair et acier, humain et marionnettes ont des statuts identiques et interchangeables.
Une fois leur scénographie en place, le jeu de duplication, de multiplication, d'équivalences, de références aux travaux des artistes vénérés par les cinéastes, mais aussi à leurs propres films peut se dérouler en une splendide fresque visuelle et auditive. Droz précise à Felisberto que ce ne sont pas des pianos qu'il doit accorder, mais des automates. Certains sont complexes et s'étendent à la dimension d'une pièce : véritables cabinets de curiosités composés de tableaux vivants. Tout étant ici correspondances et métaphores entre la parole et les objets, entre les règnes humains, mécaniques ou minéraux, Felisberto accorde et finalise une mécanique de chair, de corps, d'objets et de phénomènes naturels. À la mélopée musicale répondent les tremblements de chair et de terre.[...]
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Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
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