Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

L'ADVERSAIRE (E. Carrère)

L'Adversaire (P.O.L., Paris, 2000) se laisse difficilement ranger dans une catégorie : enquête journalistique, récit romanesque, il est également un essai sur la fascination exercée par les faits divers. Sa phrase simple et active pose en permanence des questions complexes sur le statut du narrateur d'une histoire qui fut largement commentée par les médias. Pendant dix-huit ans, un ancien étudiant en médecine, Jean-Claude Romand, fit croire à son entourage qu'il était médecin, exerçait des fonctions importantes à l'O.M.S. et gagnait très largement sa vie. Il tua toute sa famille – femme, enfants, parents – et tenta de se suicider plutôt que d'affronter la vérité.

Emmanuel Carrère constate que bien peu de choses le sépare de Jean-Claude Romand : il a, comme lui, une épouse et de jeunes enfants avec lesquels il déjeune, le samedi, chez ses parents. Il se retire dans la solitude d'un studio pour écrire ses livres. Jean-Claude Romand, lui, passait ses journées solitaires à bâtir des situations fictives pour justifier sa vie. Emmanuel Carrère reconstitue l'histoire, suit le cheminement de cet homme devenu affabulateur puis criminel. En même temps, il s'engage à la première personne, s'interroge sur les raisons profondes de son intérêt, s'efforce de surmonter ses scrupules et un étrange sentiment de culpabilité. Il affronte ainsi « l'adversaire », l'inconnu que chacun porte en soi, cette force contraire qui le pousse à des comportements suspects, à des intérêts pouvant être qualifiés de malsains. Il dialogue avec Jean-Claude Romand sans jamais abandonner son désir de compréhension.

Le romancier donne une réalité littéraire à la vie que s'est construite le faux médecin, vrai mari, vrai père et amant sensible. « Pendant deux heures », raconte Emmanuel Carrère reconstituant une des dernières soirées de Romand avec Corinne sa maîtresse, « dans le cercle de lumière douce qui isolait leur table, il s'est senti à l'abri. Il a joué le docteur Romand en pensant que c'était la dernière fois, mais qu'il serait bientôt mort et que plus rien n'avait d'importance. » D'où Emmanuel Carrère tire-t-il ces sensations intimes, cette certitude d'un processus mental que personne, désormais, ne peut imaginer différent ? des confidences de Romand ? des débats du procès auxquels il a assisté pour Le Nouvel Observateur ? Sans doute, avant tout, de sa capacité à créer des personnages et à les faire exister par les mots. Emmanuel Carrère redoute la proximité de son univers romanesque avec celui de Jean-Claude Romand, marqué par le trouble de l'identité, l'épaisseur du silence, la fragilité de la limite entre réalité et cauchemars. Lorsqu'il envoie à Jean-Claude Romand sa biographie de Philip K. Dick intitulée Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil, 1993), il est frappé par la similitude qui existe entre le titre et la situation de Jean-Claude Romand, seul survivant du carnage qu'il a lui-même perpétré. Quant au roman qui lui a valu le prix Femina en 1995, La Classe de neige, et dont Jean-Claude Romand apprécie particulièrement la lecture, il raconte l'itinéraire d'un enfant confronté à l'horreur des actes commis par son père et au poids de ce terrible secret : l'enfant finit par adopter la loi de la dissimulation, comme seul moyen de défense qui lui reste.

C'est cette loi du silence que casse Emmanuel Carrère en décrivant pas à pas le « cas » Jean-Claude Romand, en s'attachant à se situer au plus près de la réalité des faits et en fondant sur leur matérialité une part de l'explication du drame final : c'est parce que l'argent dérobé à sa famille et à sa maîtresse sous couvert de placements diminuait, parce que la situation financière devenait inextricable et que les possibilités de mensonges s'épuisaient,[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification