L'ADVERSAIRE (N. Garcia)
Après Laurent Cantet (L'Emploi du temps), Nicole Garcia s'inspire d'un même fait-divers : le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tuait sa femme, ses deux enfants et ses parents, puis tentait de se suicider en mettant le feu à sa maison. Sauvé, jugé il fut condamné à la prison à perpétuité. Ce fait-divers porte en soi un registre de fiction. L'enquête de police révéla que, pendant dix-huit ans, le meurtrier avait trompé sa famille et son entourage sans jamais être soupçonné. Il se disait en effet médecin, chargé de recherche en cardiologie à l'Organisation mondiale de la santé, à Genève, et vivait d'escroqueries successives en prétendant faire fructifier dans des banques helvétiques les importantes sommes d'argent confiées par ses proches.
Écartant le dénouement sanglant de ce drame, L'Emploi du temps centrait son récit sur les réactions d'un cadre au chômage qui, dans sa solitude, s'interrogeait sur le sens à donner au travail dans notre société. En transposant à la fois le fait-divers et le livre d'Emmanuel Carrère auquel il emprunte son titre, L'Adversaire (2002) se coule dans l'itinéraire intérieur du meurtrier, qu'il recrée à partir d'une vraie fiction (interprété par Daniel Auteuil, le faux médecin s'appelle ici Jean-Marc Faure et non Jean-Claude Romand). Nicole Garcia se propose de « filmer la tragédie dans le fait-divers » (Positif, septembre 2002). Son récit donne chair aux personnages – comportements, dialogue, situations – à partir des pièces du procès.
L'Adversaire ne se veut ni une tentative d'explication, ni une nouvelle enquête débouchant sur un jugement moral, mais l'observation d'un comportement au premier abord incompréhensible. Son dessein est de s'approcher le plus près possible d'une énigme, de brosser le portrait d'un homme au malaise existentiel, victime de son propre mensonge. Étudiant en médecine à Lyon, Jean-Marc Faure ne s'est pas présenté à un examen de physiologie, en fin de deuxième année. Il a pourtant fait croire à ses amis qu'il avait été reçu. Ce premier écart fait de lui un homme pris à son propre piège, comme l'épigraphe du film nous en donne l'intuition : « Il y a pire qu'être démasqué, c'est de ne pas être démasqué. »
Avec sobriété, Nicole Garcia suit pas à pas « quelqu'un qui tombe et qui se voit tomber » (Positif, septembre 2002). Il n'y a pour son héros aucune véritable issue, comme le suggère, à l'ouverture du récit, ce plan d'ensemble d'un paysage de neige du Jura qui évoque un cirque montagneux d'où l'on ne saurait s'échapper. Jean-Marc Faure est prisonnier de son système d'affabulation. Sur lui repose l'existence, tant affective que sociale, qu'il s'est construite. Les images récurrentes de sa voiture roulant à vive allure sur des routes peu fréquentées ou stationnant dans des parkings proches de la frontière suisse, comme celles des paysages de neige, transcrivent sur un registre plastique un univers clos et froid de prison intérieure, où l'imposteur s'enferme lui-même dans la solitude. Sa lente dérive est aussi accompagnée par les connotations lyriques, graves et sombres de la partition musicale d'Angelo Bandalamenti. Le faux médecin est à la fois bourreau et victime de l'inattention de ceux qui l'entourent, incapables de l'aider à se délivrer de lui-même. Car « l'adversaire » – cette part d'ombre que chacun porte en soi – est, en réalité, le mensonge, seul moyen dont dispose Jean-Marc Faure pour tenter de se fuir lui-même en s'inventant un personnage.
Nicole Garcia ancre sa fiction au lendemain des meurtres, lors de cette « journée blanche » du 10 janvier 1993 où, dans la maison jonchée de cadavres, l'assassin[...]
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
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