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L'ÂGE DES POSSIBLES (P. Ferran)

À première vue, voici un film comme tant d'autres ; un film de jeune, sur les jeunes, encore... À la réflexion, il s'agit d'un joyau dont la singularité se révèle inépuisable. On est loin de tout, et pourtant on se sent chez soi, en terrain familier. On dirait que Pascale Ferran s'est d'abord appliquée à reconnaître les domaines perdus, abandonnés, du cinéma français, avant de se décider à les cultiver. Pour ce deuxième film – après Petits Arrangements avec les morts, déjà très remarqué –, elle ne se contente pas de quitter les sentiers battus, elle s'installe là où personne n'osait aller.

L'affiche du film – en attendant le générique – dessine la carte de ces territoires perdus. Comme un jeu de dominos, elle assemble dix pièces, dont chacune présente un personnage (cinq garçons, cinq filles). Sur chaque rectangle, un carré pour la photo, l'autre pour une lettre de l'alphabet (les dix premières, de A à J). Chaque lettre annonce un prénom (A comme Agnès, F comme Frédéric... : cinq filles, puis cinq garçons). Affiche-manifeste : ceci n'est pas un film de jeunes, mais sur des jeunes. Des personnes, non des jokers incolores prêts à signifier n'importe quoi. Ce que confirme, par un joyeux effet sonore, le générique : tandis que les noms des personnages et des acteurs s'écrivent un par un sur l'écran – toujours dans l'ordre alphabétique – se succèdent des fragments de musiques de tous styles qui vont caractériser chacun d'eux.

Film de personnages, film de situations : on avait quelque peu oublié ces vieilles règles du jeu depuis une trentaine d'années. Crise du récit, effacement du personnage, déconstruction, fausses fictions à visées sociologiques, autant de terrains vagues que le cinéma de Pascale Ferran nous invite à reconquérir. Bâtir un film, c'est d'abord donner vie à des êtres humains, et ce n'est pas un hasard si une femme cinéaste nous rappelle cette vérité élémentaire. Le reste – l'histoire, la composition d'un ensemble – est à la mesure de ces vies imaginées, autrement dit de la puissance des désirs qui vont se rencontrer sur l'écran. Jeu des possibles, entrelacs de destins, c'est ce que Jacques Demy – le maître souvent cité ici – sut construire avec élégance.

La nouveauté de L'Âge des possibles est d'autant plus surprenante qu'elle n'a pas été recherchée. Le film est né d'une commande : écrire un scénario pour dix comédiens de troisième année de l'École du Théâtre national de Strasbourg (T.N.S.). Dix rôles d'importance égale. Un exercice à haut risque – peu de temps, un tout petit budget – que Jean-Louis Martinelli, le directeur du T.N.S., propose à Pascale Ferran. Elle accepte, persuadée que l'expérience vaut d'être tentée, même si son film a peu de chances de sortir sur les écrans. Chemin faisant, elle s'aperçoit qu'une vraie fiction est en train de naître et sollicite le concours de la Sept-Arte. L'Âge des possibles devient un téléfilm. Il a été programmé sur Arte le 3 mai 1996, et on a pu le voir dès la semaine suivante dans les salles de cinéma.

Tout, ici, échappe aux habitudes : la genèse de l'entreprise, la contrainte de dix acteurs imposés, le mode de production et de diffusion. Bienheureuse nécessité, sœur de liberté : « Les contraintes sont comme des murs, dit Pascale Ferran, donc la balle est renvoyée plus vite et ne risque pas de se perdre dans les nuages comme sur un projet personnel. » On aurait pu craindre un film théorique, abstrait. Mais parce que l'abstraction, le cadre constituent la source, ils s'effacent, s'oublient au fur et à mesure que les personnages se mettent à exister. « J'aime bien l'idée de commencer doucement, comme une mosaïque, avec des scènes de présence pure qui sont,[...]

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma

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