L'AGENT SECRET, Joseph Conrad Fiche de lecture
La banalité du mal
On retiendra de ce livre quelques aspects significatifs. Si L'Agent secret est bien un roman sur l'atmosphère de terreur inspirée par les mouvements anarchistes à la fin du xixe siècle, Conrad ne montre guère de véritables terroristes ; ceux qu'il met en scène sont besogneux, veules et vaniteux, à deux exceptions près : Michaelis l'illuminé, et surtout l'homme qui se fait appeler « le Professeur », seul membre du groupe à mériter un peu d'estime. Lui veut vraiment subvertir la société. Il fabrique et distribue des explosifs à cette fin, et porte toujours sur lui une charge reliée à un détonateur ; il fait donc preuve d'un sinistre courage au service de son idéal destructeur.
Autre point important : le personnage de Winnie, qui suscite des divergences parmi lecteurs et critiques. On a souvent reproché à Conrad, non d'être précisément misogyne, mais de ne pas accorder aux femmes une place importante dans son univers romanesque, par répugnance ou par manque de connaissance intime. Winnie est peu attrayante. Elle se refuse à la réflexion, et on se demande parfois si elle ne serait pas atteinte d'une forme atténuée de la débilité congénitale qui afflige son frère. En épousant Verloc, elle a conclu une sorte de marché : elle offre ses étreintes dans le lit conjugal en échange de la sécurité pour ce frère fragile. Ce qui revient pour elle à se laisser guider exclusivement par son amour de sœur pour Stevie, sentiment protecteur qui, chez elle, confine au fanatisme, puis conduit au meurtre.
Verloc et ses congénères sont totalement dépourvus d'envergure ; Stevie ne possède qu'une humanité incomplète ; sa sœur est un être passionné, mais confiné dans d'étroites limites psychologiques ; quant aux politiciens et policiers, ils sont peints, avec un superbe talent satirique, comme des fantoches ; certes, la belle-mère de l'agent secret pourrait attirer la sympathie, mais son portrait n'est qu'esquissé. C'est donc une vision très pessimiste de l'humanité qu'offre L'Agent secret. On retiendra néanmoins que, d'un bout à l'autre du livre, Conrad déploie les ressources de son arme suprême, l'ironie, pour échapper au désespoir que pourrait susciter la contemplation de la condition humaine. Il a déclaré lui-même qu'il avait voulu dans ce livre tenter « le traitement ironique d'un sujet mélodramatique ». Il y a superbement réussi.
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Écrit par
- Sylvère MONOD : professeur émérite de l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média