L'AGRAFE (M. Desbiolles) Fiche de lecture
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Une mémoire blessée
Arabe, Emma a toujours su qu’elle l’était, mais de façon confuse. Des photos dans l’appartement familial en donnaient des preuves, mais nul n’en parle vraiment. Sa mère se prénomme Francine. Francine, France... Emma aborde donc cette histoire avec réticence. Réparée par les chirurgiens, elle boitille, et sa démarche incertaine se lit jusque dans la façon dont elle se rend sur les lieux où les siens ont vécu en 1962.
Là, elle apprendra de son oncle quelles sont ses origines. Tout le monde appelle Jean-Pierre celui qui se nommait Akim quand il est arrivé d’Algérie avec toute la famille, à la fin de la guerre. Akim raconte ce passé à la jeune fille et, avec une certaine rage, il s’en délivre. Il se rappelle la traversée de la Méditerranée et ce détail jamais oublié : un soldat lui avait donné des bonbons enrobés de papier brillant. « Du papier brillant, bleu nuit, qui recouvrit la mer qu’il avait peur de traverser. »
Le grand-père d’Emma était un harki et travaillait à débroussailler autour de l’Escarène. Le camp dans lequel les siens et lui vivaient se trouvait dans un vallon obscur qu’on appelait le « hameau de forestage ». C’était le dernier lieu d’accueil des harkis, après les camps du Larzac ou de Rivesaltes, où bien des réfugiés de toutes sortes ont été enfermés au cours du xxe siècle.
Si, dans les livres de la romancière, la géographie façonne les personnages, l’Histoire les modèle tout autant. Emma est petite-fille de harkis, réprouvés parmi les réprouvés. La guerre d’Algérie n’a laissé aucun vainqueur, que des victimes, et la mémoire de ces vaincus-là disparaît quand on « dépose » (on détruit) les baraquements dans lesquels ils ont vécu. Une stèle subsiste, qui laisse peu de souvenirs.
Maryline Desbiolles a souvent écrit sur les réprouvés, les sans-grade, les « étrangers », les laissés-pour-compte. Les grévistes lyonnaises, les marcheurs partis de Marseille et des Minguettes en 1983, dans Charbons ardents, les habitants de la cité de l’Ariane dans Aïzan (2006)ou C’est pourtant pas la guerre sont autant d’incarnations de ces hommes et femmes au souffle vif, à l’optimisme à la fois fou et raisonné.
La langue qui les célèbre est celle de la romancière. Elle joue sur les mots, avec eux, en poète, se servant de l’étymologie de l’un, des sens multiples, de l’autre, des sonorités d’un troisième. Elle écrit comme chantonne Emma, faute de courir comme elle aimait le faire, parce que « les chansons déhanchent les mots », « petites chansons », « cantilènes », « incantations », « pour les Arabes que les chiens doivent aimer ». Et elle commence à danser : « Elle chante et elle danse. Elle danse parce qu’elle chante. » La romancière l’accompagne.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes